Mon nom je le commence…
«
Mon nom je le commence, et vous finissez le vôtre.
»
Voilà ce qu’aurait répondu Voltaire à Guy-Auguste de Rohan-Chabot, dit le chevalier de Rohan, qui se moquait des origines modestes de l’écrivain. La querelle se déroule en plusieurs parties : d’abord à l’Opéra, probablement à la fin du mois de janvier 1726. Voltaire y rencontre Rohan-Chabot, qui appartient à une grande famille française. Le second apostrophe le premier, qui réplique. Deux jours plus tard, une nouvelle rencontre entre les deux hommes a lieu à la Comédie-Française. Là encore, le ton monte. Le chevalier se montre menaçant, mais ne commet pas de geste violent. Il tendra plus tard un piège à l’écrivain, au cours duquel celui-ci sera bastonné1.
On dispose de deux témoignages contemporains de l’événement. Le premier est contenu dans une lettre de Mathieu Marais :
Voltaire a eu des coups de bâton. Voici le fait. Le chevalier de Rohan le trouve a l’opera et luy dit Mons2 de Voltaire, Mons Arouet comment vous appellez vous, l’autre luy dit je ne sçay quoy sur le nom de Chabot. Cela en resta là. Deux jours apres a la Comedie au chauffoir, le chevalier recommence. Le poete3 luy dit quil luy avoit fait sa reponse a l’opera, le chevalier leva sa canne, ne le frapa pas et dit qu’on ne devoit luy repondre qu’a coups de baton.
Mathieu Marais, Lettre à Jean Bouhier, à Paris, le 6 février 1726, dans Correspondance du président Jean Bouhier [ms. 24415], vol. VII, fo 127 ro.
On ne sait pas grand-chose de la saillie de Voltaire, sinon qu’elle porte sur le nom de son interlocuteur. L’autre témoignage, celui de Montesquieu, est plus précis :
Le chevalier de Rohan vient de faire donner des coups de batons a Voltaire qui il y a quelques jours trouva mauvais quil l’apellat Monsieur de Voltaire et luy demanda s’il croyoit quil eut oublié son nom. Ils eurent encore une autre scène dans la loge de la Lecouvreur ou Voltaire traîta le chevalier avec cette impertinence que l’on dit qu’on luy a donné et que moy je dis quil a acquise4, il luy dit quil deshonoroit son nom et que luy il immortalisoit le sien.
Montesquieu, Spicilège [ms. 1867], p. 779.
Il confirme la version de Marais concernant les propos échangés lors du premier tête-à-tête, mais il est beaucoup plus précis sur la réplique de Voltaire lors du second tête-à-tête. L’écrivain aurait dit quelque chose comme : « Vous déshonorez votre nom, et moi j’immortalise le mien. »
Des années après apparaissent des variantes de la formule jusqu’à la plus aboutie, qui deviendra en quelque sorte « officielle ». Une première version se relève en 1762. Voltaire répond :
La différence de vous à moi, lui dit-il, c’est que je suis le premier de mon nom5, & vous le dernier du vôtre.
François-Antoine Chevrier, Je m’y attendois bien : histoire bavarde, dans Les Amusemens des dames de B***, p. 143.
Dans la deuxième version, de Maximilien-Marie Harel, en 1781, le bon mot de Voltaire est rapporté au discours indirect :
Le Comte de Chabo se trouvant au théatre à coté de Voltaire, l’apella Mr Voltaire : Sa Majesté tragique fut offensée de ce ton familier, de sorte que d’épigramme en épigramme il finit par dire, que lui Voltaire commençoit son nom, & que lui Comte de Chabo finissoit le sien.
Maximilien-Marie Harel, Voltaire, p. 22, n. a.
Quelques années plus tard, Théophile-Imarigeon Duvernet livre une troisième version :
M. le chevalier, repart Voltaire, c’est un homme qui ne traîne pas un grand nom, mais qui sait honorer celui qu’il porte.
Théophile-Imarigeon Duvernet, La Vie de Voltaire, p. 70.
On notera que si toutes les versions ont en commun le nom, c’est la deuxième qui est passée à la postérité, la troisième différant sensiblement des deux premières. Une question demeure : d’où ces variantes sont-elles issues, Mathieu Marais étant muet sur les propos de Voltaire et Montesquieu rapportant des propos différents ? Il est tout à fait possible qu’elles soient inspirées d’une œuvre de l’écrivain lui-même. Ce dernier fait en effet dire à Cicéron dans sa Rome sauvée :
Mon nom commence en moi : de votre honneur jaloux
Tremblez que votre nom ne finisse dans vous.
Voltaire, Rome sauvée, I, v.
Aurait-on fabriqué la réplique de Voltaire à Rohan à partir de vers issus d’une pièce de l’écrivain ? Ou, selon l’hypothèse d’Édouard Marie Joseph Lepan, Voltaire aurait-il glissé lui-même cette réplique dans sa tragédie par allusion à sa dispute ? Le mystère demeure. Une chose est sûre, la formule est bien antérieure à Voltaire.
Elle se relève, chez Plutarque, dans la bouche d’Iphicrate, stratège athénien du ive siècle av. J.‑C.6 :
Πρὸς δὲ Ἁρμόδιον, τὸν τοῦ παλαιοῦ Ἁρμοδίου ἀπόγονον, εἰς δυσγένειαν αὐτῷ λοιδορούμενον ἔφη, « Τὸ μὲν ἐμὸν ἀπ᾿ ἐμοῦ γένος ἄρχεται, τὸ δὲ σὸν ἐν σοὶ παύεται ».
S’adressant à Harmodios, le descendant de l’ancien Harmodios, qui lui reprochait la bassesse de sa naissance, il [Iphicrate] dit : « Ma race commence par moi, la tienne finit en toi. »
Plutarque, Apophtegmes de rois et de généraux, 187 B (« Iphicrate », 5).
Notes
1. Pour plus de détails sur l’affaire, cf. René Pomeau, D’Arouet à Voltaire, chap. xiii, p. 203-211.
2. Mons est la troncation méprisante ou familière de monsieur.
3. Le manuscrit comportait le texte rayé : L’autre.
4. Le manuscrit comportait le texte rayé : luy crois naturelle.
5. Le nom doit ici se comprendre comme la lignée, la race.
6. La citation figure dans les fragments de l’orateur athénien des ve‑ive siècles av. J.‑C. Lysias (« Fragments », vii, 5, dans Discours, vol. II). Jean Stobée l’attribue à Iphicrate et au flûtiste Sostratos (Anthologium, vol. V, IV, xxix a, 14-15). Cf. également la note 8, p. 275 de Jean Dumortier et Jean Defradas, dans Plutarque, Apophtegmes de rois et de généraux.
Sources
- Aristote, The Rhetoric of Aristotle, éd. Edward Meredith Cope, éd. révisée par John Edwin Sandys, 3 vol., Cambridge, University Press, 1877.
- Bouhier (Jean), et al., Correspondance du président Jean Bouhier [mss 24409-24421], 7 vol., Paris, Bibliothèque nationale de France, xviie-xviiie siècles.
- Chevrier (François-Antoine), Les Amusemens des dames de B*** : Histoire Honnete et presque Édifiante, Rouen, Pierre Le Vrai, [1762].
- Condorcet (Marie Jean Antoine Caritat, marquis de), Vie de Voltaire, dans Voltaire, Œuvres complètes, Paris, Garnier Frères, 1883, vol. I, p. 187-292.
- Denys d’Halicarnasse, Jugement sur Lysias, éd. et trad. Alexandre-Marie Desrousseaux et Max Egger, Paris, Hachette et Cie, 1890.
- Desnoiresterres (Gustave Le Brisoys), Voltaire et la société française au xviiie siècle, 8 vol., Paris, Didier et Cie, 1867-1876.
- Dictionary of Classical Greek Quotations (A) [PDF], éd. Marinos Yeroulanos, London/New York (N. Y.), I. B. Tauris, cop. 2016.
- Dournon (François), Dictionnaire des mots et formules célèbres, Paris, Dictionnaires Le Robert (coll. « Les Usuels »), DL 1994.
- Duvernet (Théophile-Imarigeon), La Vie de Voltaire, Genève, [s. n.], 1886.
- Ehrard (Jean), L’esprit des mots : Montesquieu en lui-même et parmi les siens (coll. « Titre courant »), Genève, Droz, 1998.
- Harel (Maximilien-Marie), Voltaire : recueil des particularités curieuses de sa vie & de sa mort, Porrentruy, Jean-Joseph Goetschy, 1781.
- Lepan (Édouard Marie Joseph), Vie politique, littéraire et morale de Voltaire, Paris, Imprimerie de Cordier, 1817.
- Lepape (Pierre), Voltaire le conquérant : naissance des intellectuels au siècle des Lumières, Paris, Éditions du Seuil (coll. « Points »), DL 1997.
- Lysias, Discours, éd. et trad. Louis Gernet et Marcel Bizos, 2 vol., Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 1967.
- Marais (Mathieu), Journal et mémoires, éd. Adolphe de Lescure, 4 vol., Paris, Firmin Didot frères, fils et Cie, 1863-1868.
- Marais (Mathieu) et Bouhier (Jean) Lettres de Mathieu Marais, éd. Henri Duranton, 7 vol., [Saint-Étienne], Université de Saint-Étienne, 1980-1988 ; Correspondance littéraire du président Bouhier, vol. VIII-XIV.
- Millet (Olivier), Dictionnaire des citations, Paris, Librairie générale française (coll. « Le Livre de poche », série « Les Usuels de poche »), DL 1992.
- Milza (Pierre), Voltaire [ePub], Paris, Perrin (coll. « Tempus »), cop. 2015.
- Montesquieu, Spicilège [ms. 1867], Bordeaux, Bibliothèque de Bordeaux, xviiie siècle.
- Montesquieu, Œuvres complètes, sous la dir. d’André Masson, 3 vol., Paris, Les Éditions Nagel, cop. 1950.
- Montesquieu, Œuvres complètes, éd. Roger Caillois, 2 vol., [Paris], Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), cop. et DL 1958-1973.
- Pigaillem (Henri), Petit Dictionnaire des grandes phrases de l’Histoire, [Saint-Victor-d’Épine], City éditions, DL 2008.
- Plutarque, Apophtegmes de rois et de généraux, dans Œuvres morales, éd. et trad. Jean Dumortier et Jean Defradas, Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 1988, vol. III (« Traités 15 et 16 »).
- Pomeau (René), D’Arouet à Voltaire : 1694-1734, Oxford, Voltaire Foundation, Taylor Institution, 1988 ; Voltaire en son temps, vol. I.
- Stobée (Jean), Anthologium, éd. Curtius Wachsmuth et Otto Hense, 5 vol., Berlin, Weidmann, 1884-1912.
- Voltaire, Rome sauvée : tragédie, Berlin, Étienne de Bourdeaux, 1752.
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