Je boirai du lait…

par | Publié le 06.10.2025, mis à jour le 07.10.2025 | Lait

«

Je boirai du lait quand les vaches brouteront du raisin.

»

Cette citation est attribuée à Henri de Toulouse-Lautrec par de nombreux livres et sites Internet. Est-on sûr de son authenticité ? Plusieurs indices peuvent nous en faire douter.

On relève en effet notre phrase dans des termes un peu différents mais, surtout, attribuée à d’autres personnes :

Je boirai du lait le jour où les vaches mangeront du raisin.

Jean Gabin

Raymond Castans, « Raisin », dans Le Grand Dictionnaire des mots d’esprit.

Je boirai du lait quand les vaches mangeront du raisin.

Pierre Mendès France

Le Petit Livre du rouge, p. 178.

Pour autant, plusieurs biographies de Toulouse-Lautrec lui prêtent notre formule. Le problème est que ces citations ne sont accompagnées d’aucune source :

Dans ce retrait de son œuvre personnelle, il fallait voir moins de modestie que respect pour son art et refus de mêler création et mondanité.

« Je boirai du lait quand les vaches brouteront du raisin. » Il boit, de plus en plus, n’importe quoi, n’importe où, à n’importe quelle heure. Il a toujours aimé boire.

Alfred Simon, Toulouse-Lautrec, p. 311.

Lautrec, lui, restera digne et sobre toute la nuit. Une prouesse pour celui qui s’adonne avec constance à la boisson et disait à qui voulait l’entendre : « Je boirai du lait quand les vaches brouteront du raisin. »

Le Temps Toulouse-Lautrec, p. 62.

Puisque cette phrase est répétée à l’envi par le peintre, on devrait en avoir de nombreuses attestations ; or la plus ancienne ne date que de 1954 :

Enfin, imaginons Lautrec non pas dans ce banal décor de rapin montmartrois, mais au centre d’un atelier encombré de tables immenses, l’une portant un monde de fioles, de godets de shakers et les accessoires du barman — « Je boirai du lait, disait-il, quand les vaches brouteront des raisins » —, l’autre les objets les plus disparates : bottines à haut talon, perruque japonaise, chapeau de soupeuse, la lettre d’un marlou, la reproduction d’une Bataille d’Uccello ou des Courtisanes de Carpaccio.

Claude Roger-Marx, « Le vrai visage de Lautrec », Le Figaro littéraire, 16 janvier 1954, p. 9.

Si l’on s’intéresse maintenant à l’apparition de notre formule, elle survient en 1901 en légende d’un dessin humoristique d’Alex B. pour le journal Le Rire.

Alex B., « Dessin d’un ivrogne sur un pont », Le Rire, 7 septembre 1901, p. [3].

Parmi les collaborateurs de ce journal, on compte bien Toulouse-Lautrec, mais aussi l’humoriste Gabriel de Lautrec. Y aurait-il eu confusion entre les deux hommes dans l’attribution de notre aphorisme, comme cela s’est déjà produit1 ? Quoi qu’il en soit, le dessin du Rire vient quelques années après une campagne publicitaire de la ferme des Pins incitant à boire du lait au détriment du vin, illustrée ainsi par Adolphe Willette.

Adolphe Willette, « Une tasse de bon lait fait plus de bien qu’un verre de vin », Le Courrier français, 5 juillet 1896, no 27, p. 5.

Ce n’est peut-être pas anodin. Toulouse-Lautrec lui-même, en 1897, avait adressé une invitation à ses amis ironiquement légendée si vous voulez bien accepter une tasse de lait2.

Henri de Toulouse-Lautrec, Invitation à une tasse de lait.

Cocasse quand on sait qu’il avait un penchant plus qu’appuyé pour l’alcool. Alors celui-ci est-il l’auteur de notre bon mot ? Ledit mot ne se rencontrant qu’au moment de la mort de l’artiste, c’est loin d’être une évidence.

Notes

1. Sur Gabriel de Lautrec, cf. Tristan Grellet, « L’automne est le printemps de l’hiver », dans Citations vérifiées [en ligne].

2. Voici comment La Vie parisienne a rendu compte de l’événement :

« Une nouveauté. De saison.
» Un five o’clock… milk.
» Sous le prétexte de leur montrer des tableaux, des dessins récents, un de nos plus jeunes maîtres a convié ses intimes cette semaine à venir prendre dans son atelier une tasse de lait.
» Sur une grande table modern style, des tasses pleines de lait, des tasses paysannes, des fromages à la crème, des fraises. Du lait caillé, du pain bis, tartines, cerises, laitages divers. Autour de la table et disséminés, des sièges de paille  aux murs, des nattes  profusion de fleurs champêtres, bleuets, marguerites  décoration du dernier art nouveau. Et cependant, dans un réduit, souriait à peine, très correct, un barman tout de blanc empesé, préparant discrètement les cocktails, maiden-blusch, corpse revivers et toute la série des american drinks, auxquels les redingotes fleuries ont fait honneur, laissant aux dames le trop frugal repas champêtre.
» On a presque oublié les œuvres qu’on était venu voir et que, galamment, le maître de maison avait reléguées à l’arrière-plan. On s’est contenté de boire, rire, flirter, rosser, potiner en roulant entre ses doigts la lithographie qui avait servi de billet d’invitation et où une belle vache signifiait la nouveauté de cette fête estivale. »

X., « Choses et autres », La Vie parisienne, 22 mai 1897, p. 304.

Sources

  • B. (Alex), « Dessin d’un ivrogne sur un pont » [image], Le Rire, 7 septembre 1901, p. [3].
  • Castans (Raymond), Le Grand Dictionnaire des mots d’esprit, Paris, Librairie générale française (coll. « Le Livre de poche »), DL 1998.
  • Frèches-Thory (Claire), et al., Toulouse-Lautrec, Londres, South Bank Centre / Paris, Réunion des musées nationaux, DL 1992.
  • Gagnière (Claude), Le Bouquin des citations : 10 000 citations de A à Z, Paris, Robert Laffont (coll. « Bouquins »), DL 2001.
  • Grellet (Tristan), « L’automne est le printemps de l’hiver », dans Citations vérifiées [en ligne], Citations vérifiées, 2023, mis à jour en 2025 [consulté le 3 octobre 2025].
  • Jourdain (Francis) et Adhémar (Jean), « T-Lautrec : essai sur Toulouse Lautrec », « Lautrec, peintre-graveur », [Paris], Pierre Tisné (coll. « Prométhée »), impr. 1952.
  • Petit Livre du rouge (Le), Paris, Michel Lafon, DL 1997.
  • Roger-Marx (Claude), « Le vrai visage de Lautrec », Le Figaro littéraire, 16 janvier 1954, p. 9
  • Simon (Alfred), Toulouse-Lautrec, Paris, La Manufacture, 1990.
  • Temps Toulouse-Lautrec (Le), sous la dir. d’Anne de Margerie, Marianne Théry et Dominique Brisson, Paris, Textuel/Réunion des musées nationaux (coll. « Le Temps »), DL 1991.
  • Toulouse-Lautrec (Henri de), Invitation à une tasse de lait [image] Paris, Bibliothèque nationale de France, 1897, DC-360 (4)-FOL ; Œuvre d’Henri de Toulouse-Lautrec, vol. VII.
  • Toulouse-Lautrec (Henri de), Unpublished Correspondence : 273 Letters by and About Lautrec Written to His Family and Friends in the Collection of Herbert Schimmel, éd. Lucien Goldschmidt et Herbert Schimmel, trad. Edward B. Garside, Londres, Phaidon, 1969.
  • Toulouse-Lautrec (Henri de), Lettres : 1871-1901, éd. Lucien Goldschmidt, et al., trad. Annick Baudoin, [Paris], Gallimard, DL 1973.
  • Toulouse-Lautrec (Henri de), The Letters, éd. Herbert D. Schimmel, trad. divers, Oxford/New York, Oxford University Press, 1991.
  • Toulouse-Lautrec (Henri de), « Je boirai du lait quand les vaches brouteront du […] », dans Dicocitations : le dictionnaire des citations [en ligne], Frédéric Jézégou et Dicocitations, cop. 2001-2025 [consulté le 3 octobre 2025].
  • Willette (Adolphe), « Une tasse de bon lait fait plus de bien qu’un verre de vin » [image], Le Courrier français, 5 juillet 1896, no 27, p. 5.
  • Willette (Adolphe), Dessinateurs et humoristes : Willette [images], 6 vol., Paris, Bibliothèque nationale de France, 1888-1920, TF-764 (1)-PET FOL, TF-764 (2)-PET FOL, TF-764 (3)-PET FOL, TF-764 (4)-PET FOL, TF-764 (5)-PET FOL, TF-764 (6)-PET FOL ; Collection Jaquet, vol. LIII-LVIII.
  • X., « Choses et autres », La Vie parisienne, 22 mai 1897, p. 304.

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