Deviens…
«
Deviens ce que tu es !
»
Cette formule est intimement liée à Friedrich Nietzsche. On la trouve dans Ainsi parlait Zarathoustra, Le Gai Savoir, Ecce Homo (sous-titre de l’œuvre)1 et Humain trop humain, où elle se voit expliciter :
In einer so hoch entwickelten Menschheit, wie die jetzige ist, bekommt von Natur Jeder den Zugang zu vielen Talenten mit. Jeder hat angeborenes Talent, aber nur Wenigen ist der Grad von Zähigkeit, Ausdauer, Energie angeboren und anerzogen, der nöthig ist, damit Einer wirklich ein Talent wird2, also wird, was er ist, das heisst : es in Werken und Handlungen entladet.
Dans une humanité aussi supérieurement évoluée qu’est la nôtre, tout le monde reçoit de la nature la possibilité d’accéder à de nombreux talents. Chacun a un talent inné, mais rare est celui auquel la nature et l’éducation confèrent ce degré de ténacité, d’endurance, d’énergie, qui lui permettra de devenir réellement un talent, donc de devenir ce qu’il est, c’est-à-dire de s’en décharger en œuvres et en actes.
Friedrich Nietzsche, Menschliches, allzumenschliches, vol. I, § 263, p. 242 ; trad. Robert Rovini, Humain, trop humain, vol. I, § 263, p. 203.
C’est dans une lettre du 3 novembre 1867 à Erwin Rohde que Nietzsche emploie sa formule pour la première fois, en grec ancien : « γένοι᾿, οἷος ἐσσί ». Quelques jours plus tard, il dira dans une autre lettre, à Carl von Gersdorff, que cette phrase est sa devise. C’est finalement à Lou-Andréas Salomé qu’il cite sa source :
Pindar sagt einmal : « werde der, der du bist ! »
Pindare a dit un jour : « deviens ce que tu es ! »
Friedrich Nietzsche, « 239. An Lou von Salomé in Hamburg », 10 juin 1882, cité dans Sämtliche Briefe, vol. VI (« Janvier 1880 ‐ décembre 1884 »), p. 203 ; notre trad.
Nietzsche a bien emprunté sa formule à Pindare, mais il l’a amputée de sa fin :
Γένοι᾿, οἷος ἐσσὶ μαθών.
Puisses-tu devenir qui tu es par savoir3 !
Pindare, Pythiques, II, 72, dans Œuvres complètes, trad. Jean-Paul Savignac.
Ce vers figure dans la deuxième Pythique du poète, qui s’adresse au tyran Hiéron Ier de Syracuse, vainqueur de la course de char des jeux Pythiques. Il est unanimement reconnu comme très difficile à interpréter, à l’instar de la Pythique de manière générale. On a ainsi reproché à Nietzsche de l’avoir mal interprété (en faisant évoluer son sens d’une idée de gratitude à une idée d’imprévisibilité) et mal traduit. Aimé Puech le commente ainsi : « Il faut que Hiéron soit lui-même ; il n’a qu’à suivre sa vraie nature pour bien faire et Pindare lui a appris à se bien connaître. Qu’il écoute de telles leçons ! » (Notice à Pythiques, II, p. 37).
Dorian Astor est plus explicite : la connaissance ne suffit pas à faire de quelqu’un un sage ou un héros. Il appartient à Hiéron d’actualiser son excellence innée. Ce n’est pas aux autres qu’il se mesure, mais à lui-même. La connaissance est une victoire sur soi et en même temps une confirmation de ce que l’on est. C’est pourquoi Pindare n’encourage pas Hiéron à devenir meilleur mais à devenir tel qu’il est. La connaissance ne nous ajoute rien, elle révèle la part de notre être que masque l’ignorance.
Michel Onfray4 a lui analysé la portée philosophique générale de la phrase de Pindare. Relevant le paradoxe qu’elle contient (comment devenir ce que l’on est déjà ?), il nous dit qu’être, pour un Grec ancien, c’est obéir à la loi du monde. Se pose la question de la liberté. Il y a alors trois façons d’envisager la citation. L’option pessimiste : on ne peut rien faire d’autre que d’assister à soi-même comme à un spectacle. L’option optimiste : deviens ce que tu n’es pas, il suffit de le vouloir. L’option tragique : position de la lucidité ; nous n’avons pas le choix de ce qui advient, mais nous pouvons y consentir.
La citation de Pindare connaîtra de nombreuses variantes au cours des siècles, notamment chez saint Augustin5.
Si Deviens ce que tu es a été popularisé par Nietzsche, l’expression se relève pourtant en français avant lui :
La loi morale est la loi suprême de la Création dont toutes les lois naturelles sont les symboles ou les images ; c’est la formule de tous les développements, la loi des lois, la norme universelle : Réalise ton essence ; fais-toi réellement ce que tu es en principe, en substance, ou virtuellement : Deviens ce que tu es.
Charles Secrétan, La Philosophie de la liberté : cours de philosophie morale, vol. II, p. 53-54.
À partir de 1998, Deviens ce que tu es est récupéré par la réclame, notamment Lacoste. Jacques Séguéla, qui a assuré les campagnes de publicité de la marque, a ainsi déclaré : « Comme cette identification devait être portée par une campagne de luxe, nous avons cherché une devise qui corresponde à ce besoin d’authenticité et de personnalisation. Nous avons choisi une devise vieille de 24 siècles attribuée à Sophocle [sic] : “Deviens ce que tu es.” […] Cette référence signifie simplement que l’on trouve à l’intérieur de soi les forces de la victoire » (cité dans Emmanuel Schwartzenberg, « Lacoste : un choix de vie », Le Figaro économie, 13 mai 1998, p. xii C.
Notes
1. « Was sagt dein Gewissen ? — “Du sollst der werden, der du bist” » (« Que dit ta conscience ? — “Deviens ce que tu es” ») [Die fröhliche Wissenschaft, p. 194, § 270, trad. Henri Albert et Marc Sautet, Le Gai Savoir, p. 278, § 270] ; « “Werde, der du bist !” » (« “Deviens qui tu es” ») [Also sprach Zarathustra : Ein Buch für Alle und Keinen, vol. IV, p. 7 ; trad. Geneviève Bianquis, Ainsi parlait Zarathoustra, p. 295] ; Ecce homo : Wie man wird, was man ist (Ecce Homo : comment on devient ce que l’on est, trad. Henri Albert].
2. Le texte de 1878 varie légèrement : « so dass er wirklich ein Talent wird ».
3. Cette phrase a connu bien des traductions différentes. Gilbert Norwood en offre pas moins de neuf, avec une préférence pour : « Show yourself the Learned Clerk that you are » (« Montre-toi le Savant Clerc que tu es ») [« Pindar, Pythian, II, 72 ff. », The American Journal of Philology, vol. XLII, no 3, p. 340-343]. Glenn W. Most propose quelque chose de plus élaboré : « Show yourself in your action as the sort of man you have learned that you are » (« Montre-toi dans ton action comme le genre d’homme que tu as appris que tu es ») [The Measures of Praise, p. 101]. Aimé Puech est plus simple : « Sois tel que tu as appris à te connaître » (Pindare, Pythiques, p. 45-46).
4. « Le paradoxe de la formule “Deviens ce que tu es” », « La question de l’être chez les Grecs » et « La question du devenir », « Physiologie d’Épicure », dans L’Archipel préchrétien, vol. II (« D’Épicure à Diogène d’Œnoanda »), CD 1, pistes 1, 2 et 3.
5. « […] ut quod nondum estis, esse possitis » (« […] vous pourrez ainsi devenir ce que vous n’êtes pas encore) [« Sermons au peuple », CLIX, viii, dans Œuvres complètes, vol. XVII] ; « […] vos estis quod accepistis (« […] vous êtes vous-mêmes ce que vous avez reçu ») [« Sermons au peuple », CCXXVII, dans ibid., vol. XVIII] ; « Estote quod videtis, et accipite quod estis » (« Soyez donc ce que vous voyez, et recevez ce que vous êtes ») [« Sermons au peuple », CCLXXII, dans ibid., loc. cit.].
Sources
- Astor (Dorian), « Deviens ce que tu es » : pour une vie philosophique [PDF], Paris, Autrement (coll. « Les Grands Mots »), DL 2016.
- Augustin (saint), Œuvres complètes, éd. et trad. Joseph-Maxence Péronne, et al., 34 vol., Paris, Louis Vivès, 1869-1878.
- « Deviens ce que tu es », dans Data INPI [en ligne], Institut national de la propriété industrielle, s. d., mis à jour en 2022 [consulté le 21 décembre 2022].
- Dictionnaire Nietzsche [ePub], sous la dir. de Dorian Astor, Paris, Robert Laffont (coll. « Bouquins »), DL 2017.
- Hamilton (John), « Ecce Philologus : Nietzsche and Pindar’s Second Pythian Ode », dans Nietzsche and Antiquity : His Reaction and Response to the Classical Tradition [PDF], sous la dir. de Paul Bishop, Rochester (N. Y.), Camden House/Boydell and Brewer (coll. « Studies in German Literature, Linguistics, and Culture »), cop. 2004, p. 54-69.
- Most (Glenn W.), The Measures of Praise : Structure and Function in Pindar’s Second Pythian and Seventh Nemean Odes, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht (coll. « Hypomnemata »), cop. 1985.
- Nietzsche (Friedrich), Menschliches, allzumenschliches : Ein Buch für freie Geister, Chemnitz, etc., Ernst Schmeitzner, et al., 1878.
- Nietzsche (Friedrich), Die fröhliche Wissenschaft, Chemnitz, etc., Ernst Schmeitzner, et al., 1882.
- Nietzsche (Friedrich), Menschliches, allzumenschliches : Ein Buch für freie Geister, 2 vol., Leipzig, E. W. Fritzsch, 1886.
- Nietzsche (Friedrich), Also sprach Zarathustra : Ein Buch für Alle und Keinen, 4 vol., Chemnitz, etc., Ernst Schmeitzner, et al. / Leipzig, C. G. Naumann, 1883-1891.
- Nietzsche (Friedrich), Ecce homo : Wie man wird, was man ist, Leipzig, Insel-Verlag, [1908].
- Nietzsche (Friedrich), Le Gai Savoir, trad. Henri Albert et Marc Sautet, [Paris], Librairie générale française (coll. « Le Livre de poche », série « Classiques de la philosophie »), DL 1993.
- Nietzsche (Friedrich), Ecce Homo : comment on devient ce que l’on est, trad. Henri Albert, [Paris], Mille et Une Nuits, cop. 1996.
- Nietzsche (Friedrich), Œuvres philosophiques complètes, 18 vol., Paris, Gallimard, DL 1967-1997.
- Nietzsche (Friedrich), Humain, trop humain : un livre pour esprits libres, éd. Giorgio Colli et Mazzino Montinari, trad. Robert Rovini, éd. revue, 2 vol., Paris, Gallimard (coll. « Folio », série « Essais »), DL 1998.
- Nietzsche (Friedrich), Sämtliche Briefe : Kritische Studienausgabe, éd. Giorgio Colli et Mazzino Montinari, 8 vol., Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag / Berlin/New York (N. Y.), Walter de Gruyter, 2003.
- Nietzsche (Friedrich), Ainsi parlait Zarathoustra, éd. Paul Mathias et Blaise Benoit, trad. Geneviève Bianquis, Paris, Flammarion (coll. « GF »), cop. 2006.
- Nietzsche Source [en ligne], sous la dir. de Paolo D’Iorio, CNRS, et al., s. d. [consulté le 21 décembre 2022].
- Norwood (Gilbert), « Pindar, Pythian, II, 72 ff. », The American Journal of Philology, 1941, vol. XLII, no 3, p. 340-343.
- Onfray (Michel), L’Archipel préchrétien [livre audio, conférences enregistrées à l’Université populaire de Caen], 2 vol., Vincennes, Frémeaux / Paris, France Culture/Grasset / Caen, Université populaire de Caen, cop. 2004 ; Contre Histoire de la philosophie, vol. II.
- Pindare, Les Pythiques, éd. Théobald Fix, trad. Édouard Sommer, Paris, L. Hachette et Cie (coll. « Les Auteurs grecs expliqués d’après une méthode nouvelle par deux traductions françaises »), 1847.
- Pindare, Pythiques, éd. et trad. Aimé Puech, Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 1966 ; [Œuvres], vol. II.
- Pindare, Œuvres complètes, éd. et trad. Jean-Paul Savignac, Paris, La Différence (coll. « Minos. »), DL 2004.
- Schwartzenberg (Emmanuel), « Lacoste : un choix de vie », Le Figaro économie, 13 mai 1998, p. xii C ; Le Figaro.
- Secrétan (Charles), La Philosophie de la liberté : cours de philosophie morale, 2 vol., Paris, L. Hachette / Lausanne, Georges Bridel, 1849.
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