Tu dois donc…

par | Publié le 12.08.2024, mis à jour le 13.08.2024 | Volonté

«

Tu dois donc tu peux.

»

Cette phrase de Kant, largement reprise dans les livres et sur les sites Internet, ne semble pas poser de problèmes d’authenticité puisqu’on la trouve dans des manuels de philosophie, comme celui de Larousse, où elle est même accompagnée du contexte et du titre de l’ouvrage au sein duquel elle figure1 :

Tu dois, donc tu peux ; une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont une seule et même chose.

Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785.

Hélène Soumet et Anne-Laure Romeur, Larousse de la philosophie , p. 169.

Malheureusement, il s’agit d’un montage ! Si l’on prend la traduction de Victor Delbos du passage en question, voici ce que l’on a :

Mais c’est précisément la formule de l’impératif catégorique et le principe de la moralité ; une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose.

Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 180.

Continuons donc notre enquête. Dans son Cours de philosophie (p. 351), Albert Mendiri nous assure que la citation de Kant se situe dans la Critique de la raison pratique, en nous donnant l’édition et le numéro de page. En consultant ladite édition à peu près audit endroit, on trouve ceci :

Il [quelqu’un] juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit (soll) la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue.

Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, trad. François Picavet, p. 30.

Soit en allemand :

Er urtheilt also, daß er etwas kann, darum weil er sich bewußt ist, daß er es soll, und erkennt in sich die Freiheit, die ihm sonst ohne das moralische Gesetz unbekannt geblieben wäre.

Emmanuel Kant, Critik der practischen Vernunft, p. 54.

Il y a donc une différence importante de formulation, comme le signalent les spécialistes de Kant2. Et de sens ?

Dans un ouvrage, Olivier Reboul note : « Cette formule célèbre risque de faire méconnaître la pensée exacte de Kant. Elle n’est vraie qu’au niveau de la conscience et il faudrait dire, comme le philosophe lui-même : j’ai conscience que je peux faire quelque chose parce que j’ai conscience que je dois le faire […]. Si nous persistons ici à employer la formule “tu dois donc tu peux”, c’est uniquement pour abréger » (Kant et le problème du mal, p. 41, n. 160).

La phrase Tu dois donc tu peux n’a-t-elle donc jamais été employée ? Par Kant non3, mais par Friedrich Schiller oui, dans un périodique de 1796 :

Ein Achter.

Auf theoretischem Feld ist weiter nichts

mehr zu finden,

Aber der praktische Satz gilt doch :

Du kannst, denn du sollst !

 

un huitième philosophe.

Il n’y a plus rien à trouver dans le champ de la théorie ; mais cette proposition pratique est au moins valable : « Tu peux, car tu dois. »

Friedrich von Schiller, Musen-Almanach : für das Jahr 1797, p. 294 ; trad. Adolphe Regnier, « Les philosophes », dans Poésies, p. 384.

On présente parfois Schiller comme l’héritier et le continuateur de Kant4. Il n’en faut pas plus à certains pour dire que le poète allemand, par sa formule, résume la pensée de Kant5. Cependant, Baumgardt met en garde contre le fait que la maxime de Schiller serait le condensé d’un précepte du philosophe6.

En conclusion, nous pouvons donc dire que Tu dois donc tu peux doit être attribué à Schiller, non à Kant.

Notes

1. Cf. aussi Yohann Durand, Lisa Klein et Éric Marquer, Bled : philosophie, p. 81.

2. Cf. Georges Pascal, Kant, p. 131.

3. « As a matter of fact, no proposition of that kind appears in any of Kant’s writings » (« En fait, aucune proposition de ce genre n’apparaît dans aucun des écrits de Kant ») [David Baumgardt, « Legendary Quotations and Lack of References », Journal of the History of Ideas, vol. VII, no 1, p. 99 ; notre trad.].

4. Cf. Gérard Raulet, L’Éducation esthétique selon Schiller, p. 7.

5. Ainsi Henri Dehove, Les Principes généraux de la morale kantienne, p. 24. Cf. également John Paul Edward Harper-Scott, The Quilting Points of Musical Modernism, p. 177.

6. David Baumgardt, art. cité, loc. cit.

Sources

  • Baumgardt (David), « Legendary Quotations and Lack of References », Journal of the History of Ideas, janvier 1946, vol. VII, no 1, p. 99-102.
  • Dehove (Henri), Les Principes généraux de la morale kantienne : étude critique, Lille, etc., Desclée De Brouwer et Cie, [1912].
  • Durand (Yohann), Klein (Lisa) et Marquer (Éric), Bled : philosophie, Paris, Hachette éducation (coll. « Bled »), DL 2010.
  • Harper-Scott (John Paul Edward), The Quilting Points of Musical Modernism: Revolution, Reaction, and William Walton, New York, Cambridge University Press, cop. 2012.
  • Kant (Emmanuel), Critik der practischen Vernunft, Riga, Johann Friedrich Hartknoch, 1788.
  • Kant (Emmanuel), Critique de la raison pratique, trad. François Picavet, 5e éd., Paris, Presses universitaires de France (coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine »), 1966.
  • Kant (Emmanuel), Kant’s gesammelte Schriften, sous la dir. de l’Académie royale des sciences de Prusse, 37 vol., Berlin, Georg Reimer/Walter de Gruyter and Co., 1910-1983.
  • Kant (Emmanuel), Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris, Delagrave, DL 1990.
  • Kant (Emmanuel), « Immanuel Kant », dans Korpora [en ligne], 2008 [consulté le 7 août 2024].
  • Kant (Emmanuel), Œuvres complètes [ePub], sous la dir. de Magalie Schwartzerg, trad. Charles Wolf, et al., Arvensa éditions, cop. 2020.
  • Mendiri (Albert), Cours de philosophie : pour toutes les sections de l’enseignement secondaire [PDF], Paris, Connaissances et Savoirs (coll. « Sciences humaines et sociales »), DL 2016.
  • Musen-Almanach : für das Jahr (mill. 1797), [1796].
  • Pascal (Georges), Kant, 2e éd., Paris, Bordas (coll. « Pour connaître »), DL 1990.
  • Raulet (Gérard), L’Éducation esthétique selon Schiller : une contribution à l’archéologie du libéralisme, Lyon, ENS éditions (coll. « La Croisée des chemins »), 2023.
  • Reboul (Olivier), Kant et le problème du mal, Montréal, Les Presses de l’université de Montréal, 1971.
  • Schiller (Friedrich von), Poésies, trad. Adolphe Regnier, Paris, L. Hachette et Cie, 1859 ; Œuvres, vol. I.
  • Soumet (Hélène) et Romeur (Anne-Laure), Larousse de la philosophie : spécial lycée et +, Paris, Larousse, cop. 2020.

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