L’Égypte est un don…
«
L’Égypte est un don du Nil.
»
Cette citation, largement répandue, se relève notamment dans le Dictionnaire encyclopédique d’histoire, de Michel Mourre1. La phrase originale d’Hérodote est beaucoup plus longue :
Δῆλα γὰρ δὴ καὶ μὴ προακούσαντι ἰδόντι δέ, ὅστις γε σύνεσιν ἔχει, ὅτι <ἡ> Αἴγυπτος, ἐς τὴν Ἕλληνες ναυτίλλονται ἐστὶ Αἰγυπτίοισι ἐπίκτητός τε γῆ καὶ δῶρον τοῦ ποταμοῦ, καὶ <ἡ> τὰ κατύπερθε ἔτι τῆς λίμνης ταύτης μέχρι τριῶν ἡμερέων πλόου, τῆς πέρι ἐκεῖνοι οὐδὲν ἔτι τοιόνδε ἔλεγον, ἔστι δὲ ἕτερον τοιοῦτο.
Sans l’avoir entendu dire à l’avance, il est évident, rien qu’à voir, pour un homme judicieux, que la région de l’Égypte où les Grecs se rendent en bateau est une terre qui s’ajouta au pays des Égyptiens, un présent du fleuve ; et aussi la région située encore au-dessus de ce lac jusqu’à une distance de trois journées de navigation, de laquelle jusqu’à ce jour les prêtres n’ont rien dit de pareil, mais qui en est un autre.
Hérodote, Histoires, vol. II, II, 5.
Les savants admettent généralement que le premier auteur de notre citation est Hécatée de Milet2, comme en témoigne cet extrait de l’Anabase, d’Arrien :
Αἴγυπτόν τε Ἡρόδοτός τε καὶ Ἑκαταῖος οἱ λογοποιοί, ἢ εἰ δή του ἄλλου ἢ Ἑκαταίου ἐστὶ τὰ ἀμφὶ τῇ γῇ τῇ Αἰγυπτίᾳ ποιήματα, δῶρόν τε του ποταμοῦ ἀμφότεροι ὡσαύτως ὀνομάζουσιν […].
Parlant de l’Égypte, les chroniqueurs Hérodote et Hécatée (si du moins le traité consacré à l’Égypte n’est pas d’un autre auteur qu’Hécatée…) la qualifient tous les deux pareillement de « don du Nil » […].
Arrien, Anabase d’Alexandre, vol. II, V, vi, 5.
Dans ce dernier extrait, Arrien, comme Strabon3 dans une certaine mesure avant lui, semble faire référence à l’Égypte entière, ce qui n’est pas le cas chez Hérodote et (selon un certain nombre de chercheurs4) chez Hécatée.
Notes
1. Dictionnaire encyclopédique d’histoire, vol. IV (« n.r. »), p. 3902.
2. Hécatée, historien et géographe, est le prédécesseur exact d’Hérodote puisque celui-ci serait né cinq ans après la mort de celui-là. En outre il semble avéré qu’Hérodote a largement puisé chez Hécatée pour son livre sur l’Égypte. Au sein de sa Leçon de philologie, Porphyre parle du plagiat dans la littérature ancienne : « Et pourquoi vous dire […] qu’au (livre) II Hérodote a transcrit littéralement bien des passages de la Périègèse d’Hécatée de Milet, en altérant légèrement de courtes descriptions […] ? » (Porphyre, Leçon de philologie, cité dans Eusèbe de Césarée, La Préparation évangélique, X, iii, 16).
3. « […] ὥστε εἰκότως ὑπὸ τοῦ Ἡροδότου καὶ τὴν ὅλην Αἴγυπτον τοῦ ποταμοῦ δῶρον λέγεσθαι· κἂν εἰ μὴ τὴν ὅλην, τήν γε ὑπὸ τῷ Δέλτα, τὴν κάτω χώραν προσαγορευομένην […] » (« […] qui a pu faire dire à Hérodote avec vraisemblance que l’Égypte entière est un don du Nil (et sinon l’Égypte entière, du moins la région du Delta qu’on appelle la Basse-Égypte) […] ») [Géographie, t. I, 1re partie, éd. et trad. Germaine Aujac, I, ii, 23)] ; « […] τὸ ῥηθὲν ὑφ᾿ Ἡροδότου, διότι δῶρον ἦν ἡ χώρα τοῦ ποταμοῦ […] » (« […] ce que dit Hérodote, que le pays est un don du fleuve […] ») [ibid., t. I, 1re partie, éd. et trad. Germaine Aujac, I, ii, 29) ; « […] καθὸ καὶ Ἡρόδοτος μὲν δῶρον τοῦ ποταμοῦ τὴν Αἴγυπτον εἶπεν […] » (« […] ce qui faisait dire à Hérodote que l’Égypte est un don du Nil […] » (ibid., t. IX, éd. et trad. François Lasserre, XII, ii, 4) ; « Τοῦτο δὲ ταὐτόν ἐστι τῷ ὑπὸ τοῦ Ἡροδότου λεχθέντι ἐπὶ τοῦ Νείλου καὶ τῆς ἐπ᾿ αὐτῷ γῆς ὅτι ἐκείνου δῶρόν ἐστι […] » (« C’est la même chose que le mot d’Hérodote au sujet du Nil et du pays qu’il traverse, quand il dit que l’Égypte est un don du fleuve ») [ibid., t. XII, éd. et trad. Pierre-Olivier Leroy, XV, i, 16].
4. « What part of Egypt Hecataeus intended the phrase to cover is no longer certain. Probably the Delta […]. It is equally clear that he was not including the whole of Egypt in his reference, although some scholars have explained the statement in this way […] » (« On ne sait plus très bien quelle partie de l’Égypte Hécatée entendait couvrir par cette phrase. Probablement le Delta […]. Il est tout aussi clair qu’il n’incluait pas l’ensemble de l’Égypte dans sa référence, bien que certains érudits aient expliqué la déclaration de cette manière […] » (John Gwyn Griffiths, « Hecataeus and Herodotus on “A Gift of the River” », Journal of Near Eastern Studies, vol. XXV, no 1, p. 57 ; notre trad.). « On notera que cette phrase ne s’applique pas à l’ensemble de l’Égypte. Hérodote ne fait allusion qu’au seul delta, au nord de Memphis, qui, selon lui, se serait constitué à l’époque historique par l’accumulation des limons. Il n’y a donc pas là d’affirmation concernant toute l’Égypte, et encore moins une allusion au régime du fleuve » (Jean Vercoutter, L’Égypte et la vallée du Nil, vol. I, p. 30, n. 1).
Sources
- Arrien, Anabase d’Alexandre, éd. Paul Goukowsky et Danièle Gaillard-Goukowsky, trad. Paul Goukowsky, 2 vol., Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 2022-2023.
- Dictionnaire des philosophes antiques, sous la dir. de Richard Goulet, 9 vol., Paris, CNRS éditions, cop. 1994-2018.
- Eusèbe de Césarée, La Préparation évangélique, éd. et trad. Jean Sirinelli, et al., 9 vol., Paris, Éditions du Cerf (coll. « Sources chrétiennes »), 1974-1991.
- Griffiths (John Gwyn), « Hecataeus and Herodotus on “A Gift of the River” », Journal of Near Eastern Studies, janvier 1966, vol. XXV, no 1, p. 57-61.
- Hérodote, Histoires, éd. et trad. Philippe-Ernest Legrand, 10 vol., Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 1954-1964.
- Mourre (Michel), Dictionnaire encyclopédique d’histoire, nouvelle éd., 5 vol., [Paris], Bordas, DL 1996.
- Strabon, Géographie, éd. et trad. Germaine Aujac, et al., 13 vol., Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 1966-2016.
- Vercoutter (Jean), L’Égypte et la vallée du Nil, Paris, Presses universitaires de France (coll. « Nouvelle Clio »), DL 1992, vol. I (« Des origines à la fin de l’Ancien Empire : 12000-2000 av. J.‑C. »).
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