Une image vaut…

par | Publié le 19.10.2024, mis à jour le 23.01.2025 | Image

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Une image vaut mille mots.

»

Si l’on en croit les sites de citations, cette phrase vient de Confucius. On la trouve même dans un ouvrage qui mérite bien son nom : Confucius à la plage (p. 131). Évidemment, le philosophe chinois n’a jamais rien dit de tel. Pourquoi alors cette attribution ?

Notre formule apparaît en avril 19111 sous la plume de l’éditorialiste et directeur éditorial américain Arthur Brisbane :

Use a picture. It’s worth a thousand words.

 

Utilisez une image. Elle vaut mille mots.

Arthur Brisbane, « Newspaper Copy That People Must Read », Printers’ Ink : A Journal for Advertisers, vol. LXXV, no 3, p. 17 ; notre trad.

Comme le note Garson O’Toole2, elle a été employée par le passé sous d’autres formes et va continuer à l’être3, car c’est la réclame qui fera son succès. En 1913, une marque de lampes électriques annonçait :

The Japanese have a proverb — « One look is worth a thousand words ». One look at « Golden Glow » Lamps can tell you more of their merits than a hundred advertisements.

 

Les Japonais ont un proverbe : « Un regard vaut mille mots. » Un seul regard sur les lampes « Golden Glow » peut vous en dire plus sur leurs mérites qu’une centaine de publicités.

« Golden Glow Electric Lamps », Automobile Trade Journal, vol. XVIII, no 2, p. 3 ; notre trad.

Par l’imagination d’un publicitaire, la citation venait donc du Japon, qui a le mérite d’être une terre de sagesse et d’exotisme. Au passage, l’image (picture) s’est transformée en regard, coup d’œil (look). D’autres annonceurs utiliseront ce « proverbe japonais », jusqu’à ce qu’il devienne chinois en 19144 :

The Chinese have a saying that one look is worth a thousand words.

 

Les Chinois disent qu’un regard vaut mille mots.

« Colby Shop-Made Furniture Is Sold Direct to You », The Chicago Daily Tribune, 12 octobre 1914, p. 9 ; notre trad.

Chaque publicitaire voulant faire plus fort que le précédent, en 1925 l’un d’entre eux a fait de Confucius l’auteur du « proverbe », est revenu à l’image (picture) et a transformé mille en dix mille !

One picture is worth

ten thousand words

— Confucius

 

Une image vaut

dix mille mots

— Confucius

« Here Are Pictures of the Two Leading Models for Spring and Summer in Kuppenheimer Good Clothes », Tulsa Daily World, 20 mars 1925, p. 3 ; notre trad.

La même année, la compagnie The Model Clothiers illustre notre citation de caractères chinois… qui ne veulent rien dire5 ! Pourquoi se gêner ?

« 2,000 Years Ago Confucius Said », The Chickasha Star, 5 novembre 1925, p. 8.

Vingt ans plus tard, l’image de Confucius est solidement attachée à notre citation.

Bill Gold, Confucius Say : One Picture is Worth Ten Thousand Words, 1942-1945. Publicité pour Training Film Preparation Unit. Cop. Museum Collection, 1970.

En français, la phrase ne sera attribuée à Confucius qu’en 1947, mais cette fois avec vingt mille mots !

Une image vaut vingt mille mots, disait le sage philosophe chinois Confucius.

« Les syndicats d’initiative pensent à… », V, no 134, p. 15.

L’inflation est passée par là. Même La Grande Encyclopédie de Larousse a avalisé le proverbe chinois en 1976. Si notre phrase n’est pas un vieux proverbe chinois et, encore moins, confucéen6, on en trouve la source dans la littérature mondiale, comme le prouve cet extrait de Pères et Fils, d’Ivan Sergueïevitch Tourgueniev, qui fait dialoguer Anna Sergueïevna Odintsova et Eugène Vassilievitch Bazarov :

« Извините ; какъ геологъ, вы скорѣе къ книгѣ прибѣгнете, къ спецiальному сочиненiю, а не къ рисунку.

Рисунокъ наглядно представитъ мнѣ то, чтò въ книгѣ изложено на цѣлыхъ десяти страницахъ. »

 

« Je vous demande pardon : en tant que géologue, vous recourrez de préférence à un livre, à un ouvrage spécialisé, et non à un dessin.

Un dessin me permet de saisir d’un coup d’œil ce qu’un livre m’exposerait en dix bonnes pages7. »

Ivan Sergueïevitch Tourgueniev, Отцы и дѣти, p. 124 ; trad. Françoise Flamant, Pères et Fils, p. 130.

Pour Mieder, une image/un regard vaut mille mots est un proverbe typiquement américain qui n’a pu naître que dans ce pays8. L’auteur précise toutefois que la structure du proverbe, elle (un X vaut mieux que cent, mille, dix mille Y), est internationale et ancienne.

Notes

1. La toute première occurrence se relève quelques semaines plus tôt, en mars 1911, dans un article citant Brisbane : « Speakers Give Sound Advice : Arthur Brisbane Talks on Journalism and Publicity », The Post-Standard, 28 mars 1911, p. 18.

Dans sa biographie de l’homme d’affaires John Wanamaker, Herbert Adams Gibbons affirme que ce dernier avait la devise sur son bureau dès les années 1880 (John Wanamaker, vol. II, p. 9).

2. Garson O’Toole, « A Picture Is Worth Ten Thousand Words », dans Quote Investigator [en ligne], 2022.

3. Cf. Wolfgang Mieder, « “A Picture Is Worth a Thousand Words” : From Advertising Slogan to American Proverb », dans Proverbs Are Never Out of Season, p. 135-151.

4. Le proverbe chinois qui s’en approcherait le plus est : Mieux vaut voir une chose une seule fois qu’en entendre parler cent fois (« 百闻不如一见 ou 听闻一百遍,不如亲眼见 »). Autrement dit, voir, c’est croire. Patrice Serres (Le Livre des proverbes chinois, p. 222) dit sans plus de détails qu’il se rattache à la tradition populaire. En fait, il aurait été prononcé pour la première fois par le général Zhao Chongguo (137-52 av. J.‑C.) selon la Biographie de Zhao Chongguo, qui constitue le 69e chapitre du Han shu, ou Livre des Han. En France, il n’est pas attesté avant 1962 (Pierre Rondière, Démesurée et fabuleuse Sibérie, p. 177). On trouve de même en russe : Лучше один раз увидеть, чем сто раз услышать.

5. En 1927, la marque Royal Baking Powder ne commettra pas la même erreur avec ses caractères chinois (« 達萬言, 畫意能 »), qui sont bien la transcription de l’adage (« “Make a Cake for Bobby” », Printers’ Ink, vol. CXXXVIII, no 10, p. 114-115).

6. « The “Japanese philosopher” and the “Chinese proverb” were only added to increase the credibility and authority of the “proverbial” truth. American readers most likely thought of the sayings of Confucius (551-479 b. c.) when they read these references, but Barnard’s text is not to be found among his wisdom sayings nor in Asian proverb collections. »

« Le “philosophe japonais” et le “proverbe chinois” n’ont été ajoutés que pour accroître le crédit et l’autorité de la vérité “proverbiale”. En lisant ces références, les lecteurs américains ont probablement pensé aux paroles de Confucius (551-479 av. J.‑C.), mais le texte de Barnard* ne se trouve ni parmi ses paroles de sagesse, ni dans les recueils de proverbes asiatiques. »

Wolfgang Mieder, op. cit., p. 138 ; notre trad.

* Fred R. Barnard, directeur national de la publicité, parfois considéré comme l’inventeur de la formule moderne.

7. Dans son édition, Françoise Flamant fait remarquer que cette réplique résulte elle-même d’une idée exprimée en 1855 par Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski dans sa thèse de doctorat, Rapports esthétiques de l’art et de la réalité.

8. « The proverb with its emphasis on the visual preoccupation represents the worldview of American society in particular, and I have identified it as a unique American proverb in my Dictionary of American Proverbs (1992). »

« Ce proverbe, qui met l’accent sur la préoccupation visuelle, représente la perception du monde de la société américaine en particulier, et je l’ai identifié comme un proverbe américain unique dans mon Dictionary of American Proverbs (1992). »

Wolfgang Mieder, op. cit., p. 149 ; notre trad.

Sources

  • « 2,000 Years Ago Confucius Said », The Chickasha Star, 5 novembre 1925, p. 8.
  • Assaf (Antoine-Joseph), Confucius à la plage : la sagesse dans un transat, Malakoff, Dunod, DL 2023.
  • Bartlett (John), Familiar Quotations : A Collection of Passages, Phrases, and Proverbs Traced to Their Sources in Ancient and Modern Literature, éd. Geoffrey O’Brien, 18e éd., New York (N. Y.)/Boston (Mass.)/Londres, Little, Brown and Company, cop. 1992.
  • Brisbane (Arthur), « Newspaper Copy That People Must Read », Printers’ Ink : A Journal for Advertisers, 20 avril 1911, vol. LXXV, no 3, p. 17.
  • Chinese-English Dictionary of Idioms (A), éd. Wang Defu, Qiang Zhenxin et Zhou Zongxi, Chengdu, Maison d’édition du peuple du Sichuan, 1996.
  • « Colby Shop-Made Furniture Is Sold Direct to You », The Chicago Daily Tribune, 12 octobre 1914, p. 9.
  • Confucius, « “Une image vaut mille mots” », « Citations », Le Figaroscope [en ligne], s. d. [consulté le 25 octobre 2024].
  • Dictionary of American Proverbs (A), sous la dir. de Wolfgang Mieder, éd. Stewart A. Kingsbury et Kelsie B. Harder, New York/Oxford, Oxford university press, cop. 1992.
  • Darrobers (Roger), Proverbes chinois, Paris, Éditions du Seuil (coll. « Points », série « Sagesses »), DL 1996.
  • Gibbons (Herbert Adams), John Wanamaker, 2 vol., New York (N. Y.)/Londres, Harper and Brothers Publishers, 1926
  • Gold (Bill), Confucius Say : One Picture Is Worth Ten Thousand Words, 1942-1945 ; cop. Museum Collection, 1970.
  • « Golden Glow Electric Lamps », Automobile Trade Journal, août 1913, vol. XVIII, no 2, p. 3.
  • Grande Encyclopédie (La), 20 vol., Paris, Larousse, cop. 1971-1976.
  • « Here Are Pictures of the Two Leading Models for Spring and Summer in Kuppenheimer Good Clothes », Tulsa Daily World, 20 mars 1925, p. 3.
  • Jamentz (Michael), « The Role of Fujiwara no Michinori and His Descendants in the Compilation of Shingon Mikkyô Iconography during the Insei Period », Japanese Studies Around the World, 2008, no 15, p. 155-177.
  • Kádár (Dániel Z.), Model Letters in Late Imperial China : 60 Selected Epistles From « Letters From Snow Swan Retreat », Munich, Lincom Europa (coll. « Lincom Studies in Chinese Linguistics »), 2009.
  • Keyes (Ralph), The Quote Verifier : Who Said What, Where, and When, New York (N. Y.), St. Martin’s Griffin, cop. 2006.
  • Kogout (Vladimir), Proverbes et dictons de France et leurs équivalents russes, Saint-Pétersbourg, Antologia, cop. 2016.
  • « “Make a Cake for Bobby” », Printers’ Ink : A Journal for Advertisers, 10 mars 1927, vol. CXXXVIII, no 10, p. 114-115.
  • Manser (Martin H.), The Facts on File Dictionary of Proverbs, 2e éd., New York (N. Y.), Facts on File, cop. 2007.
  • Mieder (Wolfgang), Proverbs Are Never Out of Season : Popular Wisdom in the Modern Age, New York (N. Y.)/Oxford, Oxford University Press, 1993.
  • Modern Chinese-English Dictionary (A) [ePub], nouvelle éd., Foreign Language Teaching and Research Press, cop. 2011.
  • Oxford Dictionary of Proverbs (The), éd. Jennifer Speake, 5e éd., Oxford/New York (N. Y.), Oxford University Press (coll. « Oxford Paperback Reference »), cop. 2008.
  • O’Toole (Garson), « A Picture Is Worth Ten Thousand Words », dans Quote Investigator [en ligne], Quote Investigator, 2022 [consulté le 19 octobre 2024].
  • Rondière (Pierre), Démesurée et Fabuleuse Sibérie, Paris, Hachette, DL 1962.
  • « Speakers Give Sound Advice : Arthur Brisbane Talks on Journalism and Publicity », The Post-Standard, 28 mars 1911, p. 6 et 18.
  • « syndicats d’initiative pensent à… (Les) », V, 27 avril 1947, no 134, p. 15.
  • Tourgueniev (Ivan Sergueïevitch), Отцы и дѣти, Moscou, V. Gracheva et Cie, 1862.
  • Tourgueniev (Ivan Sergueïevitch), Pères et Fils, éd. et trad. Françoise Flamant, Paris, Gallimard (coll. « Folio classique »), DL 2010.
  • Zhou (Yanxian), Two Thousand Zhuang Proverbs From China With Annotations and Chinese and English Translation [ePub], Peter Lang Publishing, Inc. (coll. « International Folkloristics »), New York (N. Y.), cop. 2017.

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