Le temps, c’est de l’argent

par | Publié le 20.10.2023, mis à jour le 23.08.2024 | Temps

«

Le temps, c’est de l’argent.

»

Cette citation devenue proverbiale est généralement attribuée à Benjamin Franklin. On trouve en effet dans The American Instructor en 1748 :

Remember that Time is Money.

 

N’oubliez pas que le temps, c’est de l’argent.

Benjamin Franklin, « Advice to a Young Tradesman, Written by an Old One », dans George Fisher, The American Instructor, p. 375 ; notre trad.

Pourtant, on relève dès 1719 dans The Free-Thinker, un journal whig fondé l’année précédente par Ambrose Philips et Hugh Boulter :

In vain did his Wife inculcate to him, That Time is Money […].

 

C’est en vain que sa femme lui a inculqué que le temps, c’est de l’argent […].

The Free-Thinker, no 121, p. 128.

En fait, notre formule apparaît déjà en 1663… en français1 !

[…] le temps vaut l’argent, donnons-nous cependant du bon temps.

Antoine Caignet, L’Année pastorale, vol. II, p. 360.

Il s’agit d’une sorte d’hybridation entre Le temps, c’est de l’argent et Le terme vaut l’argent2. Cette dernière formule, qui signifie qu’on peut espérer trouver l’argent pour rembourser une dette lorsqu’on obtient un délai de paiement, est très ancienne, attestée au xve siècle :

Mais plusieurs dient que le terme vault largent.

 

Mais plusieurs disent que le terme vaut l’argent.

Pierre Michault, Le Doctrinal du temps présent, éd. [L’Abusé en court], p. [202].

Le proverbe figurera quelques décennies plus tard dans un recueil d’Antoine Oudin :

Le terme vaut l’Argent. i. vous me remettez à un long temps, ou terme. Les meschans se servent de ce mot, lors qu’on les menace du Jugement de Dieu apres cette vie.

Antoine Oudin, Curiositez françoises, pour supplement aux dictionnaires, p. 17.

Est-ce à dire que notre phrase est une invention française ? Pas sûr, car on en trouve l’origine chez les auteurs grecs antiques, par exemple Théophraste (v. 372 ‑ v. 287 av. J.‑C.) :

Συνεχές τε ἔλεγε πολυτελὲς ἀνάλωμα εἶναι τὸν χρόνον.

 

Et il disait continuellement que le temps est une dépense onéreuse.

Diogène Laërce, Diogenis Laertii Vitae philosophorum, vol. I, V, 40, éd. Herbert Strainge Long ; trad. sous la dir. de Marie-Odile Goulet-Cazé, Vies et doctrines des philosophes illustres3.

Ou Antiphon (v. 480 ‑ v. 411 av. J.‑C) :

[…] τὸ πολυτελέστατον, ὡς Ἀντιφῶν εἶπεν, ἀνάλωμα, τὸν χρόνον.

 

[…] le plus précieux des biens, selon le mot d’Antiphon, à savoir le temps.

Plutarque, Vie d’Antoine, xxviii, 1, 928 a4.

Comme nous venons de le voir, Le temps, c’est de l’argent a une longue histoire. Des pastiches naîtront, tel celui de Robert Sabatier :

Le temps, c’est de l’argent — sur les tempes.

Robert Sabatier, Le Livre de la déraison souriante, p. 125.

Notes

1. En 1829 pour la traduction exacte : « Le temps, c’est de l’argent, comme le dit le bonhomme Richard, et l’on ne doit en perdre que le moins possible » (Antoine François Désormeaux, Tableaux de la vie rurale, vol. III, p. 365). Cette citation fait référence à La Science du bonhomme Richard : « le tems est le plus précieux des biens » (p. 9), traduction de « Time [is] of all Things the most precious » (Poor Richard Improved, [mill. 1758], p. [6]). L’Almanach du Bonhomme Richard (Poor Richard’s Almanack) est un almanach que Franklin a commencé à publier en 1732 sous le pseudonyme de Richard Saunders.

2. The Macmillan Book of Proverbs, Maxims, and Famous Phrases donne cette expression comme traduction à Time is money (p. 2318). On la trouve chez beaucoup d’auteurs du xvie siècle (cf. « Terme », dans Giuseppe Di Stefano, Dictionnaire des locutions en moyen français), notamment chez Michel Eyquem de Montaigne : « A l’adventure est ce que, comme on dict, le terme vaut l’argent » (Essais, I, xx, p. 99).

3. Cf. aussi Theophrastus of Eresus, vol. I, 1, 40.

4. Cf. aussi Antiphon, et al., Antiphontis orationes et fragmenta, 137.

Sources

  • Antiphon, et al., Antiphontis orationes et fragmenta : adjunctis Gorgiae Antisthenis Alcidamantis declamationibus, éd. Friedrich Blass, Leipzig, B. G. Teubner, 1892.
  • Caignet (Antoine), L’Année pastorale : contenant des prédications familières ou prosnes sur les principaux mystères…, 6 vol., Paris, Jean de La Caille, 1663-1671.
  • Désormeaux (Antoine François), Tableaux de la vie rurale : ou l’Agriculture enseignée d’une manière dramatique, 3 vol., Paris, A. Bossange, 1829.
  • Dictionnaire du moyen français : 1330-1500 (v. 2020) [en ligne], sous la dir. de Robert Martin, ATILF-CNRS/Université de Lorraine, 2020, mis à jour en 2021 [consulté le 20 octobre 2023].
  • Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres [ePub], trad. sous la dir. de Marie-Odile Goulet-Cazé, éd. et trad. Jean-François Balaudé, et al., [Paris], Le Livre de poche (coll. « La Pochothèque », série « Classiques modernes »), s. d.
  • Diogène Laërce, Diogenis Laertii Vitae philosophorum, éd. Herbert Strainge Long, 2 vol., Oxford, e typographeo Clarendoniano (coll. « Scriptorum classicorum bibliotheca Oxoniensis »), cop. 1964.
  • Di Stefano (Giuseppe), Dictionnaire des locutions en moyen français, Montréal (Québec), CERES (coll. « Bibliothèque du moyen français »), cop. 1991.
  • Dournon (François), Le Dictionnaire des proverbes et dictons de France, [Paris], Hachette, DL 1993.
  • Duneton (Claude) et Claval (Sylvie), Le Bouquet des expressions imagées : encyclopédie thématique des locutions figurées de la langue française, Paris, Éditions du Seuil, DL 1990.
  • Fisher (George), The American Instructor : Or, Young Man’s Best Companion, 9e éd. revue et corrigée, Philadelphie (Pa.), B. Franklin et D. Hall, 1748.
  • Founders Online [en ligne], National Archives and Records Administration, s. d. [consulté le 20 octobre 2023].
  • Franklin (Benjamin), The Papers of Benjamin Franklin [en ligne], The Packard Humanities Institute, s. d. [consulté le 18 octobre 2023].
  • Franklin (Benjamin), Poor Richard Improved : Being an Almanack and Ephemeris of the Motions of the Sun and Moon (mill. 1758), Philadelphie (Pa.), B. Franklin et D. Hall, [1757].
  • Free-Thinker (The), 18 mai 1719, no 121.
  • Gagnière (Claude), « Entre guillemets » : nouveau dictionnaire de citations, Paris, France Loisirs, DL 1997.
  • Gauthier (Caroline), Citations pour dynamiser les textes : lors de conférences, de réunions et pour les textes de présentation, Outremont (Québec), Les Éditions Quebecor, cop. 2003.
  • Guerlac (Othon), Les Citations françaises : recueil de passages célèbres, phrases familières, mots historiques, Paris, Armand Colin, 1931.
  • Macmillan Book of Proverbs, Maxims, and Famous Phrases (The), éd. Burton Egbert Stevenson, New York (N. Y.), Macmillan Publishing Company, cop. 1976.
  • Michault (Pierre), Le Doctrinal du temps présent, [Lyon], [L’Abusé en court], [ca 1484].
  • Michault (Pierre), Le Doctrinal du temps présent, éd. Thomas Walton, Paris, E. Droz, 1931.
  • Montaigne (Michel Eyquem de), Essais, Bordeaux, S. Millanges, 1580.
  • O’Toole (Garson), « Time is Money. Benjamin Franklin ? », dans Quote Investigator [en ligne], Quote Investigator, 2010 [consulté le 20 octobre 2023].
  • Oxford Dictionary of Proverbs (The), éd. Jennifer Speake, 5e éd., Oxford/New York (N. Y.), Oxford University Press (coll. « Oxford Paperback Reference »), cop. 2008.
  • Plutarque, Vie d’Antoine, dans Vies, éd. et trad. Robert Flacelière et Émile Chambry, Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 1977, vol. XIII (« Démétrios-Antoine »).
  • Rey (Alain) et Chantreau (Sophie), Dictionnaire des expressions et locutions, 2e éd. mise à jour, Paris, Dictionnaires Le Robert (coll. « Les Usuels »), DL 1993.
  • Sabatier (Robert), Le Livre de la déraison souriante, Paris, Albin Michel, DL 1991.
  • Theophrastus of Eresus : Sources for His Life, Writings, Thought and Influence, éd. et trad. William W. Fortenbaugh, et al., 2 vol., Leyde, New York et Cologne, E. J. Brill (coll. « Philosophia antiqua »), 1992.
  • « Time is money (aphorism) », dans Wikipedia : The Free Encyclopedia [en ligne], Wikimedia Foundation, [2020], mis à jour en 2023 [consulté le 18 octobre 2023].
  • Tosi (Renzo), Dictionnaire des sentences latines et grecques, trad. Rebecca Lenoir, Grenoble, Jérôme Millon, cop. 2010.

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