Vous oubliez que ma mère…

par | Publié le 05.02.2025, mis à jour le 10.02.2025 | Origines

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Vous oubliez que ma mère était une négresse.

»

Trouver l’origine d’une citation s’apparente parfois à un jeu de piste. C’est le cas avec notre phrase, qui se relève dans une biographie de Sylvain Ledda :

Citoyen consul, […] je ne puis vous obéir. Vous oubliez que ma mère était une négresse. Je n’irai pas amener les chaînes de la désolation à ma terre natale, aux hommes de ma race.

Sylvain Ledda, Alexandre Dumas, p. 23-24.

Selon l’auteur, Thomas Alexandre Davy de La Pailleterie, dit le général Dumas, père du célèbre écrivain, est mis à la retraite en 1802, ce qui le pousse à multiplier les démarches afin de réclamer son dû. Napoléon Bonaparte consent à lui répondre. Toujours d’après Ledda, « cynique et sans doute animé par un fond de racisme, il lui propose de réintégrer l’armée, mais à la condition expresse d’aller mater la révolte de Saint-Domingue » (ibid., loc. cit.). Le général Dumas étant un mulâtre1 refuse évidemment et fait la réponse citée plus haut. L’auteur dit qu’il l’a empruntée à Alexandre Dumas le grand, de David Zimmermann. Dans ledit ouvrage, on trouve bien notre passage, mais avec de sensibles différences (Ledda l’a-t-il mal recopié ?) :

Citoyen Consul, vous oubliez que ma mère était une négresse. Comment pourrais-je vous obéir ? Je suis d’origine nègre. Je n’irai pas apporter la chaîne et le déshonneur à ma terre natale, et à des hommes de ma race.

Daniel Zimmermann, Alexandre Dumas le grand, p. 35.

La question se pose de nouveau. Quelle est la source de Zimmermann ? Réponse : Le Général Alexandre Dumas soldat de la liberté, de Victor-Emmanuel Roberto Wilson (p. 248 et p. 279, n. 48). On relève en effet notre passage, correctement cité, mais on attend une référence indubitable, contemporaine au général Dumas. Wilson se contente de nous renvoyer à un livre de 1967 qui fait figurer la citation dans trois langues :

Ma mère était une négresse de Saint-Domingue. Je suis donc d’origine nègre. Je n’irai pas apporter la chaîne et le déshonneur à des hommes de ma race.

 

Mi madre era una mujer negra de Saint-Domingue. Pues soy yo de origen negro. No seré yo quien vaya a traer las cadenas y la deshonra a los hombres de mi raza.

 

My mother was a Negress of Saint-Domingue. Thus I was born a Negro. I won’t take fetters and dishonor to men of my race.

Haïti, p. 27.

En bref, nous avons une citation multilingue, relativement courte et sans référence, à partir de laquelle les autres ouvrages ont inventé un texte plus long. Faut-il donc se résoudre à abandonner la recherche de l’origine de cet épisode et de cette citation qui mettent en scène le général Dumas face à Napoléon ? Pas sûr, car Claude Ribbe, Daniel Desormeaux et Isabelle Safa nous disent que l’un ou l’autre figure dans les Mémoires d’Alexandre Dumas2. Malheureusement, il n’y a rien de tel. L’écrivain relate seulement les événements suivants : le général Dumas demande à être compris dans la répartition des cinq cent mille francs d’indemnité accordés aux prisonniers, mais en vain. Il essuie aussi un refus au sujet de l’arriéré de sa solde. Enfin, il est mis en non-activité malgré ses réclamations. Aucune proposition de Napoléon, aucun échange entre les deux hommes. Pourtant, à partir de cet épisode et de la citation qui va avec s’est construite l’image d’un Napoléon raciste.

Si les éléments précités ont été inventés, Zimmermann affirme bien qu’après une brouille entre Napoléon et le général Dumas, au lendemain de la bataille des Pyramides, le premier « ne parlera plus du Général que comme du “nègre Dumas” » (p. 33 et 659, n. 6) ! Zimmermann s’appuie sur une chronologie établie par les éditeurs des Mémoires de Dumas : « Finalement, Bonaparte accorde un congé au “nègre Dumas” » (vol. II, p. 1268). Nègre Dumas, entre guillemets, est donc une citation, mais sans aucun contexte. Il faut lire le journal du général Gaspard Gourgaud, mémorialiste de Napoléon à Sainte-Hélène, pour l’avoir : « je m’en pris à un général nègre, Dumas » (Sainte-Hélène, vol. I, p. 348). La phrase est prononcée pendant la campagne d’Égypte. Signalons que le mot nègre est d’un usage courant au xixe siècle, employé par les adversaires des Noirs aussi bien que par leurs défenseurs3. Zimmermann a donc totalement déformé les propos du futur empereur pour en faire un raciste. Quoique certains historiens se soient efforcés de démontrer le racisme de Napoléon, il reste difficile de soutenir cette thèse.

Pour autant, ce dernier s’est bien fâché avec le général Dumas et a bien fait preuve d’hostilité contre lui, ce qui n’est pas à son honneur. Les torts de Napoléon envers le père d’Alexandre Dumas sont manifestes, et il n’est pas nécessaire d’y mêler une question de racisme pour les renforcer.

Notes

1. Son fils emploie parfois ce mot pour le désigner et se désigner alors que, stricto sensu, il est lui-même un quarteron.

2. Claude Ribbe mentionne la présence de l’épisode dans les Mémoires, mais conclut curieusement : « Seul le refus de Dumas de prendre part à une telle entreprise est vraisemblable » (Le Général Dumas, p. 199). Daniel Desormeaux fait la même mention après avoir précisé que le 29 septembre 1801 le général Dumas avait adressé une dernière lettre à Napoléon, restée sans réponse (Alexandre Dumas, fabrique d’immortalité, p. 162-163 et 173, n. 2 ; cf. aussi du même auteur Toussaint Louverture, Mémoires, p. 49, n. 1). Enfin, Isabelle Safa rapporte l’épisode et la citation, qu’elle dit apocryphe (Alexandre Dumas, p. 30). Comment le général Dumas, en disgrâce et très amoindri physiquement au moment de son retour de la campagne d’Égypte, aurait-il pu se voir proposer une mission d’une telle importance par le futur empereur ?

3. Cf. Tristan Grellet, « Ma famille commence où la vôtre finit », dans Citations vérifiées [en ligne], n. 5.

Sources

  • Bouchon (Lionel A.), « Napoléon Bonaparte était-il xénophobe ou raciste ? », « Napoléon Bonaparte et l’esclavage », dans Napoléon et Empire [en ligne], Napoléon et Empire, cop. 2008-2025, mis à jour en 2022 [consulté le 26 janvier 2025].
  • Desormeaux (Daniel), Alexandre Dumas, fabrique d’immortalité, Paris, Classiques Garnier (coll. « Classiques jaunes », série « Essais »), 2021.
  • Dumas (Alexandre), Mes mémoires, éd. Pierre Josserand, Claude Schopp et Dominique Frémy, 2 vol., Paris, Robert Laffont (coll. « Bouquins »), DL 1989.
  • Gourgaud (Gaspard), Sainte-Hélène : journal inédit de 1815 à 1818, éd. Emmanuel-Henri de Grouchy et Antoine Guillois, 3e éd., 2 vol., Paris, Ernest Flammarion, [1889].
  • Gourgaud (Gaspard), Journal de Sainte-Hélène : version intégrale, éd. Jacques Macé, Paris, Perrin/Fondation Napoléon, DL 2019.
  • Grellet (Tristan), « Ma famille commence où la vôtre finit », dans Citations vérifiées [en ligne], Citations vérifiées, 2025, mis à jour en 2025 [consulté le 2 février 2025].
  • Haïti : première république noire du Nouveau Monde, son vrai visage, sous la dir. de Raymond A. Moyse, Paris, Delroisse (coll. « Bruffaerts-Thomas »), [1967].
  • Ledda (Sylvain), Alexandre Dumas, [Paris], Gallimard (coll. « Folio », série « Biographies »), DL 2014.
  • Ribbe (Claude), Le Général Dumas : né esclave, rival de Bonaparte et père d’Alexandre Dumas, Paris, Tallandier, DL 2021.
  • Safa (Isabelle), Alexandre Dumas, Paris, PUF, DL 2023.
  • Toussaint Louverture, Mémoires, éd. Daniel Desormeaux, Paris, Classiques Garnier (coll. « Classiques jaunes », série « Littératures francophones »), 2019.
  • Wilson (Victor-Emmanuel Roberto), Le Général Alexandre Dumas, soldat de la liberté, Sainte-Foy (Québec), Les Éditions Quisqueya-Québec, DL 1977.
  • Zimmermann (Daniel), Alexandre Dumas le grand, nouvelle éd. refondue et augmentée, Paris, Phébus (coll. « D’aujourd’hui »), 2001.

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