Ma famille commence…

par | Publié le 26.12.2024, mis à jour le 26.12.2024 | Origines

«

Ma famille commence où la vôtre finit.

»

Voilà ce qu’aurait répondu Alexandre Dumas à un fâcheux qui faisait référence à ses origines noires. L’anecdote figure dans de nombreux ouvrages, dont la biographie Alexandre Dumas ou les Aventures d’un romancier :

Dumas, un jour, entre dans un salon. L’un de ses ennemis (et il n’en manquait pas, envieux et fielleux de tout poil) le voyant arriver change de conversation et se lance dans une savante dissertation sur les « nègres », comme l’on disait alors. Plaisanteries fines d’un racisme ordinaire. Dumas ne bronche pas. L’autre élargit sa démonstration aux colorés de tous horizons. Dumas n’a garde de bouger, encore moins de répondre. Enfin, n’y tenant plus, l’odieux personnage apostrophe directement notre auteur :

— Mais, au fait, mon cher maître, vous devez vous y connaître, en nègres, avec tout ce sang noir qui coule dans vos veines.

Dumas réplique alors, sans avoir à élever la voix au milieu du profond silence du salon dévoré d’anxiété :

— Mais très certainement. Mon père était un mulâtre, mon grand-père était un nègre1 et mon arrière-grand-père un singe. Vous voyez, Monsieur : ma famille commence où la vôtre finit.

Jean-Luc Rispail, Jean-Paul Brighelli et Christian Biet, Alexandre Dumas ou les Aventures d’un romancier, p. 75.

Elle est tirée d’un ouvrage de l’historien Henri d’Alméras de 1929 :

Un jour, dans un salon où se trouvait Alexandre Dumas, un de ses ennemis inconnus, un de ces envieux obscurs que suscite la plus éclatante comme la plus infime réputation littéraire, s’était mis à dauber sur les nègres. Dumas ne bronchait pas. Il se sentait visé mais il ne voulait pas en avoir l’air. L’autre, de guerre lasse, finit par l’interpeller directement.

— Mais au fait, cher maître, dit-il, vous devez les connaître les nègres. Vous avez, si je ne me trompe, un peu de leur sang dans les veines.

— J’en ai certainement, répondit le romancier. Mon père était un mulâtre, mon grand-père était un nègre, et mon arrière-grand-père était un singe. Vous voyez, monsieur, que ma famille commence par où la vôtre finit.

Henri d’Alméras, Alexandre Dumas et « Les Trois Mousquetaires », p. 43.

Ce texte résulte vraisemblablement d’une fabrication à partir de récits plus ou moins similaires de l’époque de Dumas, comme celui-ci, datant de 1861 :

Alexandre Dumas est arrivé à Paris.

À peine le célèbre romancier est-il de retour que déjà il faut enregistrer ses mots.

Or, il se trouvait il y a quelques jours dans un salon et était légèrement ennuyé (les dames du monde disent rasé) par un importun.

— C’est curieux, lui disait ce dernier en le regardant impertinemment de bas en haut, comme vous avez du nègre en vous !

— Vous trouvez ?

— Oh ! c’est étrange… Vos cheveux sont crépus, votre teint est jaune ; est-ce que vous n’êtes pas un peu mulâtre ?

— Vous l’avez deviné, fit l’auteur de Monte-Cristo impatienté, mon grand-père était singe.

— Ah bah !

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire ; ma famille a débuté jadis comme la vôtre commence aujourd’hui.

Ernest Blum, « Cancans », Le Charivari, 29 août 1861, p. [2].

Il s’agit là de la version raciste de l’histoire, mais dans d’autres récits c’est un admirateur maladroit qui s’adresse au romancier2. Dès la fin des années 1850, l’anecdote est tellement connue qu’elle est tournée en dérision par certains journaux :

Un jour une lionne, contemplant la chevelure crépue d’Alexandre Dumas, lui dit :

« Votre père était nègre, monsieur Dumas ?

— Oui, madame, répondit l’auteur des Mousquetaires, et mon grand père était singe. »

« Nouvelles diverses », L’Écho rochelais, 1er septembre 1858, p. [3].

Cette version, outre qu’elle est comique, est beaucoup plus courte que les précédentes. Pour en savoir davantage, il convient donc de remonter aux origines de l’histoire. Celles-ci se situent vers 1845 dans la correspondance d’Honoré de Balzac :

C’est le mot de Dumas à qui quelqu’un vient dire que son père ou sa mère était noire [sic3], et qui répond : — Mon grand-père était singe !

Honoré de Balzac, Lettre du 15 février 18454, dans Lettres à Mme Hanska, vol. II (1841 ‑ juin 1845), p. 575.

Nous constatons que le récit est effectivement bref, plutôt imprécis (« son père ou sa mère ») et comporte le mot noire, plutôt rare à l’époque, pour désigner une personne de race noire5. Les témoignages suivants ne sont pas plus diserts :

Il n’était donc pas déraisonnable cet homme d’esprit de nos jours qui, sur la demande assez saugrenue qu’on lui adressait : « Votre père était-il vraiment un nègre ? » répondit : « Oui, monsieur, et mon grand-père était un singe. »

Saint-Germain-Leduc, Le Prophète de Poughkeepsie ou Révélation de John Davis le lucide, dans L’Illustration, 11 août 1849, p. 378.

Ce n’est pas que le professeur ignore cette trop fameuse doctrine du Développement continu qui fait venir l’homme du polype par une série de transformations progressives, et qu’un fort célèbre romancier de nos jours s’est plu à résumer en ces termes : « Mon père était nègre, mon grand-père était singe. »

Jean Sales-Girons, « Chapitre des nouveautés », La Revue médicale française et étrangère, 31 octobre 1854, p. 503.

Le terme nègre est employé à la place de noir, mais les relations sont toujours aussi succinctes. En outre, l’auteur n’est plus expressément cité, et dans le dernier cas on lui attribue même la formule sans l’intervention d’un interlocuteur.

Que faut-il en conclure ? Le bon mot attribué à Dumas est peut-être partiellement vrai, soit qu’il soit sa propre création, soit qu’il résulte d’une situation vécue. Il faut dire qu’à son époque les Noirs étaient encore peu présents en France6, et encore moins dans les milieux culturels. Dumas pouvait ainsi faire l’objet d’une curiosité malsaine. Plusieurs auteurs notent toutefois qu’il a été relativement épargné par le racisme. Il aurait également peu souffert des remarques qu’il a subies et n’avait pas une conscience ethnique particulièrement développée7.

Si bon mot il y a eu, donc, il était bref. Une fable s’est ensuite construite autour de la saillie prêtée à Dumas, dont la repartie finale, en forme d’apothéose, est ma famille commence où la vôtre finit. Au xviiie siècle, une variante de cette repartie est attribuée à Voltaire, Mon nom je le commence, et vous finissez le vôtre8. En remontant bien plus loin dans le temps, on se rend compte qu’elle correspond à une formule prêtée à Iphicrate, stratège athénien du ive siècle av. J.‑C. : « Ma famille commence avec moi, la tienne finit avec toi » (trad. Henry Houssaye, « L’esprit chez les Grecs », dans Les Hommes et les Idées, p. 63).

Dumas, connu pour avoir délégué la rédaction de bon nombre de ses ouvrages, n’est pas non plus l’auteur de notre citation. On peut à la rigueur le créditer d’un mot d’humeur sur un aïeul assimilé à un singe. Comme souvent, une simple formule se trouve déformée en propos mémorables, peut-être avec la complicité de l’écrivain, à l’imagination débordante.

Notes

1. Au milieu du xixe siècle surgit une version avec la grand-mère à la place du grand-père*, ce qui est plus conforme à la réalité puisque c’est bien à sa grand-mère paternelle, Marie-Cessette, une esclave noire, que Dumas doit d’être un quarteron.

* Jacques-Henry Bornecque, Introduction, dans Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, vol. I, p. xlv-xlvi.

2. Cf. Florian Pharaon, « Causerie parisienne », La Semaine de Cusset et de Vichy, 29 octobre 1864, p. 3.

3. C’est l’éditeur de la correspondance de Balzac qui souligne l’emploi inhabituel de noir par l’adverbe sic. Ce mot pourrait bien être authentique, car Balzac, semble-t-il, désignait plutôt Dumas comme un nègre. « Hier, j’ai travaillé comme un nègre, ou comme un Dumas (Lettre du 21 octobre 1846, dans Lettres à Mme Hanska, vol. III, p. 431). Selon Eugène de Mirecourt*, il aurait aussi dit à ses éditeurs : « À partir du moment où vous me comparez à ce nègre-là [Dumas], j’ai bien l’honneur de vous saluer ! » (Balzac, p. 82).

* Jean-Baptiste Jacquot, dit Eugène de Mirecourt, voulait entrer au service de Dumas. Après le refus de ce dernier, il a écrit un violent pamphlet contre lui, qui lui a valu une condamnation judiciaire. Balzac, lui-même, qualifiait ce pamphlet d’« ignoblement bête », ce qui incite à considérer avec prudence les propos que Mirecourt lui prête sur Dumas.

4. L’année a été restituée.

5. Si aujourd’hui l’utilisation de nègre* pour désigner les personnes noires est considérée comme injurieuse et proscrite, les choses sont plus compliquées par le passé. Différents termes ont été en usage avec parfois une certaine confusion. Nous nous concentrerons dans cette note sur Noir et nègre en faisant abstraction de Éthiopien, Maure, etc.

Bien que nègre apparaisse en 1529, par emprunt à l’espagnol negro, pour désigner les personnes de race noire, il est très peu présent dans les traductions françaises des géographes au xvie siècle (Léon l’Africain, Alvise Cadamosto, par exemple), qui lui préfèrent le mot Noir.

Nègre va pourtant peu à peu se diffuser au cours du xviie siècle. On trouve ainsi la mention suivante chez l’explorateur néerlandais Pieter De Marees :

« Ils [les habitants de la côte de Guinée] font grande distinction entre le mot Negro ou More, car ils ne veulent poinct estre appelles Mores mais Negros ou pretto (que veult dire hommes noirs) car ils disent que More signifie aultant que esclave ou captif pareillement ung homme qui ne scait riens & est a demi fol, ne voulans a ceste cause estre dicts Mores mais bien Negros, car les nommont more, ils vous donneront ou nulle ou bien malplaisante responce. »

Pieter De Marees, Description et recit historial du riche royaume d’or de Gunea, chap. xxxix, p. 72.

Même si le Thresor de la langue francoyse distingue Negro (« Noir ») de More (« basané »), les deux termes sont ici synonymes, l’un étant simplement jugé infamant par rapport à l’autre selon le peuple concerné. C’est exactement ce qui va se produire pour nègre et Noir**. À la fin des années 1600, nègre devient lui aussi synonyme de esclave. Peut-être par embarras, les dictionnaristes ne lui font pas place dans leurs ouvrages avant le début du xviiie siècle.

Dans la première édition du Dictionnaire de Trévoux (vol. II), le nom de personne nègre apparaît sous l’entrée et la notice du poisson homonyme avec la définition suivante : « se dit aussi de ces esclaves noirs qu’on tire de la côte d’Affrique ». En 1785, l’abbé Pierre-Joseph-André Roubaud s’insurge contre cette synonymie : « Vous opposez les noirs aux blancs ; & des negres, vous faites une sorte de bétail » (« Negre, Noir », dans Nouveaux Synonymes françois, vol. III). Cinquante ans plus tard, dans son Dictionnaire critique et raisonné du langage vicieux, L. Platt met en garde : ne dites pas nègres mais noirs. « Il existe entre ces deux mots une différence généralement ignorée en Europe, mais que les colons, et surtout les hommes de couleur noire, connaissent parfaitement bien. Cette différence consiste en ce que noir est regardé par les derniers comme un nom générique, un mot pris en bonne part, tandis que nègre ne leur paraît être qu’un terme de mépris » (« Nègre, Noir »). Comment alors justifier l’emploi du mot nègre ? En le distinguant de Noir, le premier désignant un individu venant d’Afrique tandis que le second désigne un homme originaire d’Asie***. Même les abolitionnistes de l’esclavage ne sont pas très clairs sur le sujet, semblant user tantôt d’un vocable, tantôt d’un autre, ce qui leur est parfois reproché par leurs adversaires. Si l’on se replace à l’époque de Dumas, on peut dire que nègre est certes d’un emploi à connotation « raciste », mais courant et qui ne suffit pas à taxer de « raciste » celui qui s’en sert. Notons, pour conclure cette note, que Dumas lui-même ne se privait pas d’employer nègre dans bon nombre de ses romans.

* L’usage, révélateur, est d’écrire nègre sans majuscule.

** « Dans le principe de la révolution de S.-Domingue, les Africains ne vouloient plus qu’on les appelât nègres, mais noirs » (Fr.-Richard de Tussac, Cri des colons contre un ouvrage de M. l’évêque et senateur Grégoire, p. 33).

*** Cf. Ambroise-Marie-François-Joseph Palisot de Beauvois, Réfutation d’un écrit intitulé : « Résumé du Témoignage… », p. 42. À l’article nègre de son dictionnaire, Littré fait remarquer : « l’on dit plutôt les nègres, en parlant des habitants de la côte occidentale d’Afrique que les noirs ». On trouve encore la distinction nègres d’Afrique/Noirs d’Asie au début du xxe siècle (« La propagande allemande aux États-Unis », La Voix nationale, 10 mai 1921, p. 2).

6. On en compte de 1 600 à 1 700 au début du xixe siècle et de 15 000 à 20 000 une centaine d’années plus tard. Cf. Michael Sibalis, « Les Noirs en France sous Napoléon », dans Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, 1802, p. 99-100 et Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales, p. 96, n. I.

7. Cf. Jean Lacouture, Alexandre Dumas à la conquête de Paris (1822-1831), p. 27-31 et Denis Boissier, « Alexandre Dumas : déshonneur intellectuel et “dumagogie” », Le Site de Denis Boissier [en ligne], 20 mars 2010.

8. Cf. Tristan Grellet, « Mon nom je le commence, et vous finissez le vôtre », dans Citations vérifiées [en ligne].

Sources

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  • Balzac (Honoré de), Correspondance, 3 vol., [Paris], Gallimard, DL 2006-2017.
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