Les amis sont des voleurs…
«
Les amis sont des voleurs de temps.
»
Francis Bacon1 est souvent considéré comme l’auteur ou, dans le meilleur des cas, le rapporteur de cette phrase proverbiale. On trouve en effet dans Du progrès et de la promotion des savoirs, en 1605 :
And therefore as wee vie to advise younge studentes from company keeping, by saying, Amici, fures Temporis2 […].
On déconseille aux jeunes étudiants d’être trop en compagnie les uns des autres, en leur disant amici fures temporis [les amis sont des voleurs de temps] […]3.
Francis Bacon, The Twoo Bookes of Francis Bacon : Of the Proficience and Advancement of Learning Divine and Humane, p. 79 ; trad. Michèle Le Dœuff, Du progrès et de la promotion des savoirs, p. 237.
Pourtant, quatre ans plus tôt, on trouve déjà chez le théologien et moraliste Pierre Charron :
Au champs l’esprit est bien plus libre & à soy : es villes les personnes, les affaires sienes & d’autruy, les querelles, visites, devis, entretiens, combien desrobent-ils de temps ? amici fures temporis.
Pierre Charron, De la sagesse, I, lii, p. 277-278.
La formule est même bien antérieure. On la relève chez Jean Gerson dans un sermon pour la fête de Saint-Bernard en 1402 :
[…] itaque credi non potest quantum nocent confabulationes inter homines dum etiam nocivae [non] putantur [;] hinc dictus est quod amici sunt fures temporis.
[…] on ne peut donc pas croire à quel point les conversations entre hommes sont nuisibles, alors qu’on ne pense même pas qu’elles le sont ; c’est pourquoi on a dit que les amis sont des voleurs de temps.
Jean Gerson, Sermo de sancto Bernardo, dans Sermons et opuscules de Jean de Gerson. Pièces pour l’histoire du grand schisme. Sermon de Pierre d’Ailly sur s. Joseph. Lettres de Jean de Varennes [ms. lat. 14907], fo 9 ro ; notre trad.
La plus ancienne attestation remonte à Pétrarque, dans une lettre que le poète adresse en 1351 à Enrico Pulice da Costoza :
[…] et illo die et sepe alias expertus sum nulla re alia magis tempus non sentientibus eripi, quam colloquiis amicorum ; magni fures temporis sunt amici, etsi nullum tempus minus ereptum, minus perditum videri debeat, quam quod post deum amicis impenditur.
Et ce jour-là, comme beaucoup d’autres fois, j’ai réalisé que rien ne peut faire passer le temps à notre insu comme les conversations avec des amis ; ce sont de grands voleurs de temps les amis, bien qu’aucun moment ne doive sembler moins dérobé, moins perdu que celui qu’après Dieu on consacre aux amis.
Pétrarque, Francisci Petrarchae, Poëtae laureati, epistolarum de rebus familiaribus libri viginti quatuor : ad calcem subjicitur ejusdem carmen de suo in Italiam reditu [ms. lat. 8568], fo 280 ro ; trad. André Longpré, et al., Correspondance choisie, XXIV, II, 2, p. 197.
Notes
1. Le philosophe, évidemment, et non le peintre homonyme ! Dans La Mort de Francis Bacon, Max Porter écrit ainsi à propos de ce dernier : « You — saying “Friends are thieves of time” again and again until you have none » (« Toi — toujours en train de répéter que “les amis sont des voleurs de temps” jusqu’au jour où tu n’en auras plus aucun ») [The Death of Francis Bacon, v ; trad. Charles Recoursé, La Mort de Francis Bacon, p. 50].
2. Cf. aussi du même auteur « Amicos esse Fures Temporis » (De Dignitate et Augmentis Scientiarum, VIII, i, p. 385).
3. Voici la première traduction française, en 1624 : « Et partant, de mesme que nous conseillons aux jeunes escoliers de se garder des compagnies, disant, Amici fures temporis […] » (trad. André Maugars, Le Progrez et avancement aux sciences Divines & humaines, p. 517-518).
Sources
- Bacon (Francis), The Twoo Bookes of Francis Bacon : Of the Proficience and Advancement of Learning Divine and Humane, Londres, Henry Tomes, 1605.
- Bacon (Francis), De Dignitate et Augmentis Scientiarum, éd. William Rawley, Londres, John Haviland, 1623 ; Opera Francisci Baronis de Verulamio, vice-comitis Sancti Albani, vol. I.
- Bacon (Francis), Le Progrez et avancement aux sciences Divines & humaines, trad. André Maugars, Paris, Pierre Billaine, 1624.
- Bacon (Francis), Du progrès et de la promotion des savoirs (1605), éd. et trad. Michèle Le Dœuff, Paris, Gallimard (coll. « Tel »), DL 1991.
- Benfield Harbottle (Thomas), Dictionary of Quotations (Classical), 3e éd., Londres, Swan Sonnenschein and Co., Limited / New York (N. Y.), The Macmillan Co., Limited, 1906.
- Charron (Pierre), De la sagesse : livres trois, Bordeaux, Simon Millanges, 1601.
- Gerson (Jean), Sermons et opuscules de Jean de Gerson. Pièces pour l’histoire du grand schisme. Sermon de Pierre d’Ailly sur s. Joseph. Lettres de Jean de Varennes [ms. lat. 14907], Paris, Bibliothèque nationale de France, xve siècle.
- Gerson (Jean), Opera, 2 vol., [Strasbourg], [Johann Grüninger], 1488.
- Gerson (Jean), Œuvres complètes, éd. Palémon Glorieux, 11 vol., Paris, etc., Desclée et Cie, 1960-1973.
- Gerson (Jean), Sermons et opuscules de Jean de Gerson. Pièces pour l’histoire du grand schisme. Sermon de Pierre d’Ailly sur s. Joseph. Lettres de Jean de Varennes [ms. lat. 14907], Paris, Bibliothèque nationale de France, xve siècle.
- Macmillan Book of Proverbs, Maxims, and Famous Phrases (The), éd. Burton Egbert Stevenson, New York (N. Y.), Macmillan Publishing Company, cop. 1976.
- Maloux (Maurice), Dictionnaire des proverbes, sentences et maximes, Paris, Larousse (coll. « Références Larousse », série « Langue française »), DL 1980 (éd. 1991).
- Pétrarque, Francisci Petrarchae, Poëtae laureati, epistolarum de rebus familiaribus libri viginti quatuor : ad calcem subjicitur ejusdem carmen de suo in Italiam reditu [ms. lat. 8568], Paris, Bibliothèque nationale de France, 1388.
- Pétrarque, Epistola di Francesco Petrarca a Pulice, Vicence, Tipografia parise, 1823.
- Pétrarque, Correspondance choisie [HTML], éd. Pierre Laurens, trad. André Longpré, et al., Paris, Les Belles Lettres (coll. « Editio minor »), 2019.
- Porter (Max), The Death of Francis Bacon [ePub], Faber, cop. 2021.
- Porter (Max), La Mort de Francis Bacon, trad. Charles Recoursé, Paris, Éditions du Seuil, DL 2022.
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