Je suis surprise…

par | Publié le 05.08.2023, mis à jour le 12.08.2023 | Surprise

«

Je suis surprise. — Non, madame, vous êtes étonnée ; c’est moi qui suis surpris.

»

C’est le dialogue qu’auraient eu Émile Littré, lexicographe, et son épouse tandis que cette dernière surprenait son mari dans les bras d’une autre femme. Littré est mort en 1881, et l’anecdote n’apparaît qu’un siècle plus tard dans une histoire de l’Académie française par René de La Croix, duc de Castries.

Le probe Littré, que l’on a appelé un saint laïc, travaillait douze à quinze heures par jour à son dictionnaire, secondé par sa femme et sa fille, fort saintes également. Laid comme un singe, Littré connaissait les tourments de la chair et il les apaisait fort économiquement avec ses bonnes. Découvert en pleine activité par la pieuse Mme Littré, celle-ci eut un recul et osa dire : « Je suis surprise. » Et Littré, se reboutonnant, eut cette réponse digne de Vaugelas et de Bauzée : « Non madame, vous êtes étonnée ; c’est moi qui suis surpris. »

René de La Croix, duc de Castries, La Vieille Dame du quai Conti, p. 328-329.

Cette histoire sera abondamment reprise alors qu’elle est fausse. D’ailleurs, le même dialogue servait de trame à des histoires drôles dès les années 1950 :

Monsieur Parvenu a un secrétaire chargé de corriger la syntaxe et l’orthographe de son patron. Rentrant à l’improviste, M. Parvenu trouve son secrétaire assis dans le fauteuil patronal, fumant ses cigares et buvant son wisky [sic].

— Vraiment, dit-il, je suis surpris…

Le secrétaire, à défaut d’honnêteté, a de l’à-propos.

— Monsieur, dit-il, je renonce à vous enseigner le français, c’est moi qui suis surpris, vous n’êtes qu’étonné.

« Le coin des gens sérieux », Maroc Monde, 22 mars 1952, p. 2.

Notre récit vient en fait des États-Unis, où un scénario identique met déjà en scène des lexicographes ; d’abord Noah Webster en 1896 :

A story Mr. Depew told of Noah Webster, who, despite the dry influences of his work, was not without a fund of humor, was heard with great amusement. Mrs. Webster once found her husband, Mr. Depew related, kissing the cook in the kitchen. She gasped out when she saw the interesting incident. « Mr. Webster, I am surprised. »

« Madam », Webster replied, « you evidently have not studied our glorious language. It is I who am surprised, but you are astonished ».

 

Une histoire racontée par M. Depew à propos de Noah Webster, qui, malgré les influences arides de son travail, n’était pas dépourvu d’humour, a été écoutée avec beaucoup d’amusement. Mme Webster trouva un jour son mari, raconte M. Depew, en train d’embrasser la cuisinière dans la cuisine. Elle sursauta lorsqu’elle vit l’incident insolite. « Monsieur Webster, je suis surprise. »

« Madame », répondit Webster, « vous n’avez manifestement pas étudié notre glorieuse langue. C’est moi qui suis surpris, mais vous êtes étonnée ».

« Praise for Their Saint : Dinner of the Friendly Sons of St. Patrick », New-York Tribune, 18 mars 1896, p. 4.

Puis Samuel Johnson dans une historiette parodique en 1905 :

The great Dr. Johnson, as has been narrated, was discovered one day by Mrs. Johnson in the act of bestowing a salute upon one of the housemaids.

« Why, Samuel », exclaimed his wife, « I’m sur— »

« Stop right there ! » interposed the doctor. « I know all the rest of it. You are supposed to say you are surprised, and I am supposed to answer that you are not surprised ; you are astonished. Do you know, madam, they tell that same story on Noah Webster ? »

Proving beyond all question the antiquity of the anecdote by pointing it out to her in a recent number of the London Titbits, he closed the incident triumphantly.

 

Le grand Dr Johnson, comme on l’a raconté, a été découvert un jour par Mme Johnson en train de faire la cour à l’une des femmes de chambre.

« Eh bien, Samuel », s’exclama sa femme, « je suis sur— »

« Arrêtez là ! interrompit le docteur, je connais tout le reste. Vous êtes censée dire que vous êtes surprise, et je suis censé répondre que vous n’êtes pas surprise ; vous êtes étonnée. Savez-vous, madame, qu’ils racontent la même histoire sur Noah Webster1 ? »

Prouvant sans conteste l’ancienneté de l’anecdote en la lui signalant dans un récent numéro des Titbits2 de Londres, il mit fin triomphalement à l’incident.

« Forestalling Her », The Chicago Daily Tribune, 26 octobre 1905, p. 8.

Comme vous l’aurez compris, il ne faut chercher aucune trace de vérité dans ces textes, français ou anglais, qui n’ont d’autre prétention que de divertir. De surcroît, cette distinction entre surpris et étonné relève de l’hypercorrection. Ni Littré3 ni Webster4 ne la font dans leurs dictionnaires.

Notes

1. On notera l’anachronisme, Johnson étant né près de cinquante ans avant Webster !

2. Magazine fondé en 1881. Titbit signifie « petite nouvelle, information ou ragot particulièrement intéressants ».

3. « SURPRIS, ISE (sur-prî, pri-z’), part. passé de surprendre. || […] 5o Étonné. Nous sommes surpris comme ce silence et cette timidité [du jeune de Grignan] ont fait place à d’autres qualités, Sév. 22 nov. 1688. Son mari… Se trouve assez surpris, rentrant dans la maison, De voir que le portier lui demande son nom, Boil. Sat. x » (Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, t. 2, 2de partie).

4. « SURPRI/SED, pp. Come upon or taken unawares ; struck with something novel or unexpected » (« SURPRIS, p. p. Pris au dépourvu ; frappé par quelque chose de nouveau ou d’inattendu ») [Noah Webster, An American Dictionary of the English Language, vol. II].

Sources

  • Castries (René de La Croix, duc de), La Vieille Dame du quai Conti : une histoire de l’Académie française, Paris, Perrin, DL 1978.
  • « coin des gens sérieux (Le) », Maroc Monde, 22 mars 1952, p. 2
  • [Forestalling_Her_1905]
  • Littré (Émile), Dictionnaire de la langue française, 4 vol., Paris, Louis Hachette et Cie, 1863-1869.
  • O’Toole (Garson), « You Are Astonished. I Am Surprised », dans Quote Investigator [en ligne], Quote Investigator, 2013 [consulté le 5 août 2023].
  • « Praise for Their Saint : Dinner of the Friendly Sons of St. Patrick », New-York Tribune, 18 mars 1896, p. 4.
  • Webster (Noah), An American Dictionary of the English Language : Intended to Exhibit, New York, 2 vol., S. Converse, 1828.

Mots-clés

Citations vérifiées