C’est dans le vide de la pensée…

par | Publié le 27.11.2024, mis à jour le 27.11.2024 | Pensée

«

C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal.

»

Cette phrase est attribuée à Hannah Arendt par de nombreux sites Internet et livres1. L’un de ces derniers, un ouvrage de philosophie à destination de la jeunesse, nous en propose même la référence :

« C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal. »

Hannah Arendt,

Les origines du totalitarisme

Tome 3, « Le système totalitaire » (1951)

Géraldine Mosna-Savoye et Clémentine Du Pontavice, À quoi tu penses ?, p. 119.

Le numéro de page nous est épargné, et pour cause. La date, 1951, correspond à la première édition en langue anglaise, qui était divisée en parties et non en tomes. On l’aura compris, cette source ne correspond à rien.

L’auteur de la citation est en fait Amos Elon, préfacier d’Arendt, qui dans une édition américaine d’Eichmann à Jérusalem a écrit :

Evil comes from a failure to think.

 

Le mal vient d’une incapacité à penser.

Amos Elon, « The Excommunication of Hannah Arendt », dans Hannah Arendt, Eichmann in Jerusalem, p. xiv ; notre trad.

Il s’agit d’un condensé de la pensée de la philosophe, clairement exposée ici :

He [Eichmann] was not stupid. It was sheer thoughtlessness — something by no means identical with stupidity — that predisposed him to become one of the greatest criminals of that period.

 

Il n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée — ce qui n’est pas du tout la même chose que la stupidité — qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque.

Hannah Arendt, « Postscript », dans Eichmann in Jerusalem, p. 287-288 ; trad. Anne Guérin, pour « Post-scriptum », Eichmann à Jérusalem, dans « Les Origines du totalitarisme », « Eichmann à Jérusalem », p. 1296.

Et ailleurs au sein de l’ouvrage, dans d’autres écrits2 ainsi que dans une vidéo où Arendt conclut par quelques mots en français !

Hannah Arendt, Hannah Arendt, 6 juillet 1974.

Notes

1. Cf. aussi Hannah Arendt, « S’il cesse de penser, chaque être humain peut agir en barbare », dans Tristan Grellet, Citations vérifiées [en ligne].

2. « That such remoteness from reality and such thoughtlessness can wreak more havoc than all the evil instincts taken together which, perhaps, are inherent in man — that was, in fact, the lesson one could learn in Jerusalem. […]

» Seemingly more complicated, but in reality far simpler than examining the strange interdependence of thoughtlessness and evil, is the question of what kind of crime is actually involved here — a crime, moreover, which all agree is unprecedented. »

« Qu’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point dénué de pensée, que cela puisse faire plus de mal que tous les mauvais instincts réunis qui sont peut-être inhérents à l’homme — telle était effectivement la leçon qu’on pouvait apprendre à Jérusalem. […]

» La question du genre de crime dont il s’agit vraiment ici — un crime dont, de plus, tout le monde s’accordait à dire qu’il était sans précédent — est une question apparemment plus complexe, mais elle est en fait bien plus simple que celle de l’étrange lien entre l’absence de pensée et le mal. »

Hannah Arendt, « Postscript », dans Eichmann in Jerusalem, p. 288 ; trad. Anne Guérin, pour « Post-scriptum », Eichmann à Jérusalem, dans « Les Origines du totalitarisme », « Eichmann à Jérusalem », p. 1296.

 « It was this absence of thinking […] that awakened my interest. Is evil-doing (the sins of omission, as well as the sins of commission) possible in default of not just “base motives” (as the law calls them) but of any motives whatever, of any particular prompting of interest or volition ? Is wickedness, however we may define it, this being “determined to prove a villain”, not a necessary condition for evil-doing ? Might the problem of good and evil, our faculty for telling right from wrong, be connected with our faculty of thought ? »

« C’est cette absence de pensée […] qui éveilla mon intérêt. Le mal (par omission aussi bien que par action) est-il possible quand manquent non seulement les “motifs répréhensibles” (selon la terminologie légale) mais encore les motifs tout court, le moindre mouvement d’intérêt ou de volonté ? Le mal en nous est-il, de quelque façon qu’on le définisse, “ce parti de s’affirmer mauvais” et non la condition nécessaire à l’accomplissement du mal ? Le problème du bien et du mal, la faculté de distinguer ce qui est bien de ce qui est mal seraient-ils en rapport avec notre faculté de penser ? »

Id., The Life of the Mind, vol. I (« Thiking »), p. 4 ; trad. Lucienne Lotringer, pour La Vie de l’esprit, vol. I (« La pensée »), p. 19.

 « This total absence of thinking attracted my interest. Is evildoing, not just the sins of omission but the sins of commission, possible in the absence of not merely “base motives” (as the law calls it) but of any motives at all, any particular prompting of interest or volition ? […] The question that imposed itself was, could the activity of thinking as such, the habit of examining and reflecting upon whatever happens to come to pass, regardless of specific content and quite independent of results, could this activity be of such a nature that it “conditions” men against evildoing ? (The very word con-science, at any rate, points in this direction insofar as it means “to know with and by myself”, a kind of knowledge that is actualized in every thinking process.) »

« C’est cette totale absence de pensée qui a attiré mon intérêt. Faire le mal, c’est-à-dire commettre non pas seulement des péchés d’omission, mais des péchés de commission, est-il possible en l’absence non pas simplement de “motifs de base” (comme dit le droit), mais de tout motif, de toute incitation par intérêt ou volition ? […] La question qui s’est imposée d’elle-même était : l’activité de penser en tant que telle, l’habitude d’examiner et de réfléchir à tout ce qui arrive, quel que soit le contenu et indépendamment des résultats qui s’ensuivent, cette activité peut-elle être de nature à “conditionner” les hommes à ne pas commettre le mal ? (Le mot même de con-science penche dans cette direction puisqu’il signifie “savoir avec et par moi-même”, forme de connaissance qui s’actualise dans tout processus de pensée.) »

Id., Responsibility and Judgment, p. 160-161 ; trad. Jean-Luc Fidel, pour Responsabilité et Jugement, p. 186-187.

Sources

  • Arendt (Hannah), The Origins of Totalitarianism, New York (N. Y.), Harcourt, Brace and Company, cop. 1951.
  • Arendt (Hannah), Hannah Arendt [émission télévisée], propos recueillis par Roger Errera, réal. Jean-Claude Lubtchansky, Paris, 1re chaîne (coll. « Un certain regard »), diff. le 6 juillet 1974.
  • Arendt (Hannah), The Life of the Mind, 2 vol., New York (N. Y.)/Londres, Harcourt Brace Jovanovich, cop. 1978.
  • Arendt (Hannah), La Vie de l’esprit, trad. Lucienne Lotringer, 2 vol., Paris, Presses universitaires de France (coll. « Philosophie d’aujourd’hui »), cop. 1981.
  • Arendt (Hannah), Responsibility and Judgment, éd. Jerome Kohn, New York (N. Y.), Schocken Books, cop. 2003.
  • Arendt (Hannah), Responsabilité et Jugement, éd. Jerome Kohn, trad. Jean-Luc Fidel, Paris, Payot, DL 2005.
  • Arendt (Hannah), Eichmann in Jerusalem : A Report on the Banality of Evil, New York (N. Y.), Penguin Books, cop. 2006
  • Arendt (Hannah), « Les Origines du totalitarisme  », « Eichmann à Jérusalem », sous la dir. de Pierre Bouretz, trad. Micheline Pouteau, et al., [Paris], Gallimard (coll. « Quarto »), DL 2013.
  • Mosna-Savoye (Géraldine) et Du Pontavice (Clémentine), À quoi tu penses ? : il n’y a pas d’âge pour les questions, il n’y a pas d’âge pour être philosophe !, Paris, L’École des loisirs (coll. « Neuf »), DL 2023.

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