J’ai reconnu le bonheur…
«
J’ai reconnu le bonheur au bruit qu’il a fait en partant.
»
Cette phrase est généralement prêtée à Jacques Prévert, sous différentes formes1. La plus ancienne attribution à Prévert se relève sous la plume de Benoîte Groult en 1972 :
« J’ai reconnu mon bonheur au bruit qu’il a fait en s’en allant », dit Prévert.
Benoîte Groult, La Part des choses, p. 301.
Pour Le Guichet du savoir, notre citation « semble bien être de Jacques Prévert », mais, « malheureusement, nous n’en n’avons [sic !] pas trouvé la source »2. Si l’on n’a pas de sources, comment être sûr de sa paternité, d’autant plus que d’autres noms circulent ?
Romain Gary :
J’ai su ce qu’était le bonheur au bruit qu’il a fait en partant.
Romain Gary
Patricia Finaly, Tropique du valium, p. 187.
Cependant, Gary, lui-même, attribue la citation à André Breton :
Breton dit une chose très juste, il dit que l’on reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait en partant. Moi, je serai toujours un perdant de mes rêves.
Romain Gary, « Romain Gary : “Le bonheur n’est pas un problème” », propos recueillis par Florence Mothe, Sud-Ouest Dimanche, 9 février 1975.
On trouve aussi Paul Éluard :
Paul Éluard disait qu’on « reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait en s’en allant ».
Laurence Griffon, La Ronde des saisons et des signes, p. 164.
Et Louis Jouvet. Ce dernier se révèle être une piste intéressante, car on dispose de plusieurs témoignages relativement anciens. Wanda Kérien, une comédienne qui a côtoyé Jouvet, confie ainsi dans un livre à sa gloire publié en 1963 :
Le Patron aimait à répéter : « J’ai reconnu le bonheur au bruit qu’il a fait en partant. »
Wanda Kérien, Louis Jouvet, notre patron, p. 201.
Selon Pierre Bénouville, dont les propos sont rapportés par Christine Clerc, le grand comédien aurait notamment prononcé notre formule lorsque Madeleine Ozeray l’a quitté, en 19433. Dès 1952, un an après la mort de Jouvet, Kérien était citée par Paris-Match :
WANDA, qui fit partie de la troupe de Louis Jouvet, dans ses souvenirs intitulés : « Louis Jouvet, notre patron », cite ce mot du grand comédien : « J’ai reconnu qu’il a fait en partant. »
« Elles et eux », Paris-Match, 6-13 septembre 1952, p. 43.
Nous n’avons par contre pas d’attestation du vivant de Jouvet. Quoi qu’il en soit, trente ans plus tôt, notre phrase apparaissait de manière légèrement différente sous la plume de Raymond Radiguet dans un numéro des Feuilles libres :
Bonheur, je ne t’ai reconnu
Qu’au bruit que tu fis en partant.
Raymond Radiguet, « Que le Coq agite sa Crête4 », Les Feuilles libres, 4e année, no 25, p. 192.
Radiguet semble donc bien être l’auteur de la formule qui nous intéresse et qui est passée dans la culture populaire, comme le montrent les paroles de cette chanson de Renaud :
On r’connaît le bonheur, paraît-il,
Au bruit qu’il fait quand il s’en va
C’tait pas l’dernier des imbéciles
C’lui qu’a dit ça
Renaud, Boucan d’enfer, dans Thierry Séchan, Renaud, bouquin d’enfer, p. 206-207.
Notes
1. Cf. Jacques Prévert, « On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait quand il s’en […] », dans Dicocitations [en ligne].
2. Bibliothèque municipale de Lyon, « Prévert », dans Le Guichet du savoir [en ligne].
Dicocitations (op. cit.) mentionne un long poème de Prévert intitulé « Le bonheur », contenant une formule voisine de la nôtre : « Le bonheur, en partant, m’a dit qu’il reviendrait… » Ce poème ne figure pas au sein des Œuvres complètes de Prévert*, dans lesquelles on trouve en revanche :
« Le Bonheur est parti
on le demande ailleurs
Mais la Terre est trop petite pour un trop grand malheur
Le Bonheur en partant
a dit qu’il reviendrait
» Toujours ils l’attendaient. »
Jacques Prévert, « Émigrants de l’enfance… », dans Œuvres complètes, vol. I, p. 504.
* Cf. aussi Bibliothèque municipale de Lyon, « Alexandrin », dans Le Guichet du savoir [en ligne].
3. Christine Clerc, Dimanche 16 mars 1986, 20 heures…, p. 11. Notre citation apparaît encore sous une forme différente : « J’ai reconnu le bonheur au bruit qu’il a fait en tombant. »
4. Titré « Les Adieux du coq », dans Raymond Radiguet, Œuvres complètes, p. 93-94.
Sources
- Bibliothèque municipale de Lyon, « Prévert », dans Le Guichet du savoir [en ligne], Le Guichet du savoir, 2012 [consulté le 24 novembre 2025].
- Bibliothèque municipale de Lyon, « Alexandrin », dans Le Guichet du savoir [en ligne], Le Guichet du savoir, 2021 [consulté le 27 novembre 2025].
- « Elles et eux », Paris-Match, 6-13 septembre 1952, p. 43.
- Finaly (Patricia), Tropique du valium, Paris, Julliard, DL 1978.
- Gary (Romain), « Romain Gary : “Le bonheur n’est pas un problème” », propos recueillis par Florence Mothe, Sud-Ouest Dimanche, 9 février 1975.
- Griffon (Laurence), La Ronde des saisons et des signes, Paris, Mercure de France (coll. « L’Avenir sans peine »), DL 1994.
- Groult (Benoîte), La Part des choses, Paris, Bernard Grasset, DL 1972.
- Kérien (Wanda), Louis Jouvet, notre patron, Paris, Les Éditeurs français réunis, DL 1963.
- Prévert (Jacques), Œuvres complètes, éd. Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster, [Paris], Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), DL 1992-1996.
- Prévert (Jacques), « On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait quand il s’en […] », dans Dicocitations : le dictionnaire des citations [en ligne], Frédéric Jézégou et Dicocitations, cop. 2001-2025 [consulté le 24 novembre 2025].
- Radiguet (Raymond), « Que le Coq agite sa Crête », Les Feuilles libres, février 1922, 4e année, no 25, p. 190-192.
- Radiguet (Raymond), Œuvres complètes, éd. Chloé Radiguet et Julien Cendres, Paris, Stock, DL 1993.
- Séchan (Thierry), Renaud, bouquin d’enfer, [Monaco], Éditions du Rocher, DL 2002.
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