La beauté consiste…
«
La beauté consiste à chasser le superflu.
»
Cette citation, que l’on peut voir sur la quatrième de couverture du livre Michel-Ange : l’exigence de perfection, est pourtant introuvable dans les écrits du Florentin1. Néanmoins, on peut retracer son histoire à travers les siècles et parvenir ainsi jusqu’à… l’artiste.
On la relève à peu près sous sa forme actuelle chez Ralph Waldo Emerson, grand poète américain du xixe siècle.
« It [beauty] is the purgation of superfluities », said Michel Angelo.
« C’est [la beauté] l’éminination du superflu », dit Michel-Ange.
Ralph Waldo Emerson, The Conduct of Life, p. 258 ; notre trad.
Au début du xviiie siècle, Richard Neve, alias T. N. Philomath, emploie notre phrase, mais avec une différence de taille : la sculpture remplace la beauté.
[…] Michael Angelo was wont to say (somewhat pleasantly) that Sculpture was nothing but a Purgation of Superfluities : For take away from a piece of Wood, or Stone all that is superfluous, and the remainder is the intended Figure.
[…] Michel-Ange avait l’habitude de dire (un peu plaisamment) que la sculpture n’était qu’une élimination du superflu : car enlevez d’un morceau de bois ou de pierre tout ce qui est superflu, et le reste est la figure voulue.
Richard Neve, « Plastique-art, or Plastick-art », dans The City and Countrey Purchaser, and Builder’s Dictionary, p. 228 ; notre trad.
Dans son introduction aux Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Giorgio Vasari définit ainsi la sculpture :
La Scultura, ê una Arte, che levando il superfluo da la materia suggetta […].
L’art de la scupture consiste à enlever un excès de matière2 […].
Giorgio Vasari, Le vite de piu eccellenti architetti, pittori, e scultori italiani…, vol. I, p. 53 ; trad. sous la dir. d’André Chastel, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, vol. I, p. 119.
Or, un an auparavant, Michel-Ange écrivait dans une lettre :
Io intendo scultura, quella che si fa per forza di levare […].
Je conçois la sculpture comme ce qui se fait à force d’enlever3 […].
Michel-Ange, Lettre à Benedetto Varchi (CDLXII), 1549, « Lettere a diversi », dans Le lettere di Michelangelo Buonarroti, p. 522 ; notre trad.
Par une série de transformations, notre citation d’origine peut bien être attribuée à Michel-Ange. Toutefois, il faut bien reconnaître que « La beauté consiste à chasser le superflu » n’a plus grand-chose à voir avec « Je conçois la sculpture comme ce qui se fait à force d’enlever » !
Notes
1. Nous n’insisterons pas sur la référence de Wikiquote, très mystérieuse : « Letter to Rene Lui Descartes XIV (6 March 1540) » (sic).
2. Littéralement, « le superflu de la matière traité ».
3. Cette réflexion se trouve déjà dans La Statue, de Leon Battista Alberti, écrite vers 1450 : « Alii [homines] solum detrahentes veluti qui superflua discutiendo quaesitam hominis figuram intra marmoris glebam inditam atque absconditam producunt in lucem » (« […] d’autres [hommes] y parvinrent par le seul retrait de matière, comme ceux qui, en frappant et en tapant sur le superflu, font venir à la lumière la figure d’homme recherchée, enfouie et cachée dans le bloc de marbre ») [La Statue, 2, p. 62-63].
Elle apparaît par la suite dans le Traité de la peinture de Léonard de Vinci : « […] lo scultore nel fare la sua opera fa per forza di braccia e di percussione a consumare il marmo, od altra pietra superchia, che eccede la figura che dentro a quella si rinchiude […] » (« […] le sculpteur doit, en produisant son ouvrage, faire un effort manuel, frappant pour enlever le superflu du marbre, ou de la pierre quelle qu’elle soit, qui dépasse la figure enfermée en son sein […] ») [Libro di pittura, fo 20 vo ; trad. André Chastel, Traité de la peinture, p. 98].
Charles de Tolnay, dans son Michelangelo, vol. V (« The Final Period »), fait remarquer qu’Alberti et Léonard appliquent le « per forza di levare » de Michel-Ange à la seule sculpture en marbre.
Sources
- Alberti (Leon Battista), « La statue » suivi de « La Vie de L. B. Alberti par lui-même », éd. Oskar Bätschmann et Dan Arbib, Paris, Éditions Rue d’Ulm/Musée du quai Branly (coll. « Æsthetica »), DL 2011.
- Emerson (Ralph Waldo), The Conduct of Life, Londres, Smith, Elder and Co., 1860.
- Girard-Lagorce (Sylvie), Michel-Ange : l’exigence de perfection, Genevilliers, Prisma Media (coll. « Le Musée idéal »), DL 2019.
- Léonard de Vinci, Libro di pittura [ms. Urb. Lat. 1270], Vatican, Bibliothèque apostolique vaticane, [ca 1540].
- Léonard de Vinci, Traité de la peinture, éd. et trad. André Chastel, Paris, Éditions Berger-Levrault, DL 1987.
- Léonard de Vinci, Leonardo da Vinci’s « Paragone », éd. Claire Farago, Leyde, etc., E. J. Brill (coll. « Brill’s Studies in Intellectual History »), 1992.
- Michel-Ange, Le lettere di Michelangelo Buonarroti, éd. Gaetano Milanesi, Florence, Successori Le Monnier, 1875.
- Michel-Ange, « Beauty Is the Purgation of Superfluities », « Quotes », « Michelangelo », dans Wikiquote [en ligne], Wikimedia Foundation, [2005], mis à jour en 2022 [consulté le 13 novembre 2022].
- Tolnay (Charles de), Michelangelo, 5 vol., Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1969-1971.
- Vasari (Giorgio), Le vite de piu eccellenti architetti, pittori, e scultori italiani, da Cimabue insino à tempi nostri : descritte in lingua Toscana, da Giorgio Vasari Pittore Aretino ; con una sua utile e necessaria introduzzione a le arti loro, 2 vol., Florence, Lorenzo Torrentino, 1550.
- Vasari (Giorgio), Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, sous la dir. d’André Chastel, 3e éd. revue et corrigée, 12 vol., Paris, Berger-Levrault (coll. « Arts »), 1989, cop. 1981.
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