Que d’eau…
«
Que d’eau, que d’eau !
»
Cette citation est généralement attribuée au président de la République Edme Patrice de Mac-Mahon lors des inondations qui ont frappé Toulouse en juin 18751. Pourtant, elle apparaît pour la première fois dans un article du Charivari sans que son auteur soit explicitement nommé :
Puisque j’en suis aux pièces de vers dont on nous accable dans tous les théâtres et dans tous les journaux, que j’aime bien mieux les simples mots proférés par un ministre de Louis-Philippe, au retour d’un voyage de charité entrepris au milieu de populations frappées d’un désastre semblable !
On s’était réuni dans son salon, où chacun s’attendait à un discours. Il entra ; il paraissait pâle, ému, fatigué… Tout le monde fit silence. Il se recueillit un instant, et de sa bouche sortirent ces quelques paroles bien senties :
« Oh ! là ! là ! messieurs… que d’eau ! que d’eau ! »
Ce fut tout. Le lendemain, les journaux dévoués dirent que l’homme d’État avait prononcé une allocution qui avait touché les auditeurs jusqu’aux larmes. On se moqua d’eux, on eut tort. Que pouvait-il mieux dire ?
Le misanthrope eût été de mon avis. Et aussi la Camera mayor de Ruy-Blas. Il avait vu beaucoup d’eau, et il plaignait ceux qui se trouvaient dessous… Quoi de plus ? La véritable éloquence évite la prolixité.Si l’on veut savoir quel était cet homme d’État, on le devinera assez en se rappelant que c’est le même qui, ayant eu le mal de mer au passage de la Manche, de Boulogne en Angleterre, répondit à un de ses amis, qui lui proposait de passer les Alpes ensemble :
« J’ai assez de passages comme ça… »
Henri Maret2, « Les semaines de Paris », Le Charivari, 15 juillet 1875, p. [3].
Les indices donnés ne laissent pas penser qu’il s’agit de Mac-Mahon. Celui-ci n’a pas été ministre de Louis-Philippe et il n’est pas non plus connu comme l’auteur de la formule J’ai assez de passages comme ça3.
C’est la Gazette de Lorraine qui attribue notre phrase à Mac-Mahon :
Se trouvera-t-il quelque député pour proposer cette diminution de fatigues en faveur d’un chef d’État, dont le larynx doit être réellement fatigué ? Il avait dit à Toulouse, il y a deux mois : « Que d’eau, que d’eau ! » À Rouen, il s’est surpassé. Rappelons les vers
Pour grands que soient les rois, ils n’en sont pas moins hommes.
Il en est de même du président de la République ; mon Dieu, mon Dieu ! épargnez tant de fatigues à M. le maréchal de Mac-Mahon !
« France », Gazette de Lorraine, 6 octobre 1875, p. [1].
Le Président de Mac-Mahon visitant Toulouse après l’inondation de 1875, s. d., Mairie de Toulouse, Archives municipales, cote 9Fi3662.
Pour Le Bien public4, le mot est prononcé lors des inondations parisiennes de 1876.
Inondations de la Seine — Mars 1876, Épinal, Pellerin et Cie, [1876], Bibliothèque nationale de France, cote FOL-LI-59 (9). Le maréchal de Mac-Mahon distribue des secours aux nécessiteux.
Si elle est véhiculée par les journaux d’opposition contre le président dans une optique de moquerie, l’expression est pourtant bien plus ancienne. Elle apparaît dès 1838 dans un feuilleton du Journal de Paris :
Le second [homme] regardait les flots avec une sorte d’effroi, et répétait à voix basse : que d’eau ! que d’eau ! que d’eau !!
M. (M.), « Modes », Journal de Paris, 2 juin 1838, p. [2].
C’est Alfred Delacour et Eugène Labiche qui la popularisent dans un opéra-comique. L’un des protagonistes dit ainsi :
J’aime la mer, mais que d’eau… que d’eau5 !…
Alfred Delacour et Eugène Labiche, Le Voyage en Chine, III, ii.
Dans son Dictionnaire des idées reçues, publié après sa mort, Flaubert note à l’entrée « Mer » :
Quand on la contemple toujours dire : « Que d’eau6 ! »
Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, p. 197.
Au fil des années, la réplique deviendra dialogue, d’abord attribué à des personnages de fiction :
[…] M. Denis, debout sur la jetée, aperçoit la mer pour la première fois. Cette mer, image de l’infini, le charme, le captive tellement qu’il jette soudain un cri d’admiration : « Oh ! Madame Denis, que d’eau, que d’eau ! »
Et Mme Denis, qui est déjà une Parisienne raffinée, de lui répondre judicieusement :
— Et encore, mon ami, tu ne vois que le dessus7 !
Mac-Mahon s’est-il inspiré de M. Denis ? Nul ne le sait au juste.
« Que d’eau ! que d’eau ! », L’Écho du Centre, 14 novembre 1907, p. [2].
Georges Fronval, dans Le Journal amusant, 20 novembre 1927, p. 15.
Puis prêté à Mac-Mahon et à un officier :
Une anecdote quasi légendaire affirme que lorsque Mac-Mahon vit la mer pour la première fois, il s’écria :
— Que d’eau ! Que d’eau !
Sur quoi un officier lui répondit :
— Et encore, vous ne voyez que le dessus !
Pierre Devaux, « Tourisme sous terre », Gringoire, 25 septembre 1936, p. 5.
Notes
1. Cf. Gabriel de Broglie, Mac Mahon, p. 270-271.
2. Maret signe l’article d’un pseudonyme, Scaramouche.
3. Celle-ci n’apparaît en fait que dans un roman épistolaire d’Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, où elle est prêtée au comte de Westmorland :
« Pour t’expliquer cette fine plaisanterie, je dois te dire qu’à table, la veille, une princesse russe nous avait raconté qu’en sa qualité de ministre anglais, le comte de Westmoreland était si instruit, qu’ayant énormément souffert du mal de mer, pendant le passage de la Manche, et voulant aller en Italie, il tourna bride et revint quand on lui parla du passage des Alpes !
» — J’ai assez de passages comme cela ! dit-il. »
Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, dans La Presse, 27 décembre 1841, p. [1].
4. Albert Pinard, « Chronique », Le Bien public, 10 juin 1877, p. [3].
5. Voici un autre exemple d’échange creux :
« ALIDOR.
Ah ! que la mer est belle !
POMPÉRY.
Oui, très belle !
BONNETEAU.
Pas mal ! seulement, je la croyais plus grande. »
Alfred Delacour et Eugène Labiche, Le Voyage en Chine, III, i.
6. Cf. Dictionnaire des idées reçues [ms. g 228], fo 21 vo. Certaines éditions indiquent : « Que d’eau, que d’eau ! »
7. Pour l’origine de ce dialogue, cf. « Menus propos », L’Événement, 18 août 1886, p. [1].
Sources
- Balzac (Honoré de), Mémoires de deux jeunes mariées, dans La Presse, 27 décembre 1841, p. [1-2].
- Boudet (Jacques), Les Mots de l’histoire, Paris, Robert Laffont, DL 1990.
- Broglie (Gabriel de), Mac Mahon, [Paris], Perrin, DL 2000.
- Delacour (Alfred) et Labiche (Eugène), Le Voyage en Chine, Paris, E. Dentu, 1865.
- Devaux (Pierre), « Tourisme sous terre », Gringoire, 25 septembre 1936, p. 5.
- Dictionnaire des citations françaises et étrangères, sous la dir. de Robert Carlier, et al., éd. revue et corrigée, Paris, Larousse, DL 1979 (éd. 1989).
- Dournon (François), Dictionnaire des mots et formules célèbres, Paris, Dictionnaires Le Robert (coll. « Les Usuels »), DL 1994.
- Dupré (Paul), Encyclopédie des citations, sous la dir. de Fernand Keller, Paris, Éditions de Trévise, DL 1959.
- Flaubert (Gustave), Dictionnaire des idées reçues [ms. g 228], Rouen, Bibliothèque municipale de Rouen, 2de moitié du xixe siècle.
- Flaubert (Gustave), Dictionnaire des idées reçues, éd. Lea Caminiti, Naples, Liguori / Paris, A. G. Nizet, 1966.
- « France », Gazette de Lorraine, 1976, 6 octobre 1875, p. [1-2].
- M. (M.), « Modes », Journal de Paris, 2 juin 1838, p. [2].
- Mac-Mahon (Edme Patrice de), « Apocryphes », « Citations », « Patrice de Mac Mahon », dans Wikiquote [en ligne], Wikimedia Foundation, [2010], mis à jour en 2018 [consulté le 9 mai 2024].
- Maret (Henri), « Les semaines de Paris », Le Charivari, 15 juillet 1875, p. [2-3].
- « Menus propos », L’Événement, 18 août 1886, p. [1].
- Millet (Olivier), Dictionnaire des citations, Paris, Librairie générale française (coll. « Le Livre de poche », série « Les Usuels de poche »), DL 1992.
- Nouveau Larousse universel, sous la dir. de Paul Augé, 2 vol., Paris, Larousse, DL 1949.
- Petit Larousse illustré (Le) (mill. 2024), Paris, Larousse, DL 2023.
- Pinard (Albert), « Chronique », Le Bien public, 10 juin 1877, p. [3].
- « Que d’eau ! que d’eau ! », L’Écho du Centre, 14 novembre 1907, p. [2].
- « Revue encyclopédique : recueil documentaire universel et illustré, sous la dir. de Georges Moreau, 1895.
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