La vie est une partie…

par | Publié le 15.04.2023, mis à jour le 16.01.2024 | Échecs

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La vie est une partie d’échecs.

»

Cette citation, sous forme de métaphore, est attribuée par plusieurs sites Internet à Cervantès (Don Quichotte). Elle se voit déjà rattachée à ce dernier en 1841 dans un feuilleton :

Servez-vous donc plutôt, mon père, de ces paroles de Miguel Cervantes, et qui sont à propos pour vous qui les direz, et pour moi qui les écouterai : « La vie est une partie d’échecs1. »

« Une partie d’échecs », Le Globe, 7 décembre 1841, p. [2].

Il n’y a pourtant pas trace de notre phrase dans le célèbre roman de l’écrivain espagnol. On trouve quand même cet extrait :

Brava comparacion, dixo Sancho, aunque no tan nueva, que yo no la aya oydo muchas y diversas vezes, como aquella del juego del axedrez, que mientras dura el juego, cada pieça tiene su particular oficio, y en acabandose el juego, todas se mezclan, juntan, y barajan, y dan con ellas en una bolsa, que es como dar con la vida en la sepultura.

 

Fameuse comparaison ! s’écria Sancho, quoique pas si nouvelle que je ne l’aie entendu faire bien des fois, comme cette autre du jeu des échecs : tant que le jeu dure, chaque pièce a sa destination particulière ; mais quand il finit, on les mêle, on les secoue, on les bouleverse et on les jette enfin dans une bourse, ce qui est comme si on les jetait de la vie dans la sépulture.

Cervantès, El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha, vol. II, xii, p. 41 ; trad. Louis Viardot, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, vol. II, p. 82.

Sancho Pança compare bien la vie aux échecs2. Ce rapprochement n’est pas dû à l’imagination de Cervantès, qui a repris un lieu commun de la littérature. Peut-être s’est-il inspiré d’un ouvrage dont le titre est explicite : Dechado de la vida humana : moralmente sacado del Juego del Axedrez (« Modèle de la vie humaine : moralement tiré du jeu d’échecs »). Il s’agit en fait de la traduction en espagnol d’un livre de Jacques de Cessoles3.

Jacques de Cessoles, un dominicain italien, a publié entre 1259 et 1273 un livre intitulé Liber de moribus hominum et officiis nobilium sive super ludo scacchorum, qui connaît un grand succès et se voit traduit dans de nombreuses langues. Il y décrit le jeu d’échecs et fait une analogie entre celui-ci et la cité idéale, chaque pièce/membre de la société devant être à sa place. En voici la présentation :

[…] transcriberem solacii ludum scachorum videlicet regiminis morum ac belli humani generis documentum.

 

[…] j’ai mis par écrit le réconfort du jeu d’échecs, modèle remarquable des mœurs et de la guerre des hommes.

Jacques de Cessoles, Liber de moribus hominum et officiis nobilium sive super ludo scacchorum [ms. lat. 6705], fo 1 ro ; trad. Jean-Michel Mehl, Le Livre du jeu d’échecs, Prologue, p. 27.

La comparaison entre les échecs et le monde des hommes est bien résumée dans l’extrait suivant :

Et licet scacherium civitatem, quam diximus praefiguret totum regimen et ipsum utique mundum significat.

 

Et il est permis de dire que la cité des échecs dont nous avons parlé préfigure le royaume tout entier et surtout représente le monde lui-même4.

Id., ibid., fo 29 ro ; trad. Jean-Michel Mehl, Le Livre du jeu d’échecs, p. 169.

Jacques de Cessole prend ensuite le célèbre exemple du grain que l’on pose sur une case, dont on double le nombre sur la case suivante et ainsi de suite jusqu’à la soixante-quatrième case du plateau. Et de conclure en disant que le total obtenu dépasserait le monde ! Cette anecdote est longuement rapportée par l’écrivain du xiiie siècle Chams al-Din Abou al-Abbas Ahmad Ibn Khallikan, qui en donne le cadre légendaire. Lorsque Sissah Ibn Dahir, un Indien, invente le jeu d’échecs, le roi décide de le récompenser : il demande alors à Sissah ce qu’il veut. L’inventeur lui répond qu’il aimerait un total de grains égal à un grain posé sur une case de l’échiquier doublé de case en case jusqu’à la soixante-quatrième. Le roi trouve dérisoire de souhaiter une si faible rétribution. Après avoir fait leurs calculs, les membres du gouvernement préviennent le roi du montant astronomique demandé. Celui-ci, au lieu d’être en colère, félicite Sissah en lui disant que sa requête est encore plus ingénieuse que l’invention du jeu d’échecs (Ibn Khallikan’s Biographical Dictionary, vol. III, p. 70). Le problème de l’échiquier et sa solution (18 446 744 073 709 551 615 grains !) sont déjà connus et évoqués au xe siècle (Abu al-Hasan Ali al-Masudi, Les Prairies d’or, vol. I, p. 159-161 ; Abul-Rayhan Muhammad ibn Ahmad al-Biruni, The Chronology of Ancient Nations, p. 134-136).

Jean-Michel Mehl voit dans le Summa collationum, sive Communiloquium de Jean de Galles, composé vers 1260, « la première utilisation précise de l’allégorie échiquéenne » et une possible source d’inspiration pour Jacques de Cessoles (Le Livre du jeu d’échecs, p. 17-18).

Mundus iste totus quoddam scaccarium est cuius unus punctus est albus et alius niger propter duplicem statum, vite et mortis, gratie et culpe. Familia huius scaccarii sunt homines huius mundi, qui omnes de uno sacculo materno extrahuntur et collocantur in diversis locis huius mundi et singuli habent diversa nomina […].

 

Ce monde est tout entier représenté par un échiquier quadrillé de blanc et de noir, cela en raison de la double condition de la vie et de la mort, de la grâce et de la faute5. Les hommes de ce monde constituent la famille des échecs, hommes qui sont tous sortis d’un seul sac maternel, sont placés en divers endroits de ce monde et portent tous des noms différents6.

Jean de Galles, Summa collationum, sive Communiloquium, I, x, 7, p. [207] ; trad. Jean-Michel Mehl, Le Livre du jeu d’échecs, p. 197.

Toutefois, ce passage semble être une interpolation, seulement attesté dans certaines éditions imprimées du Communiloquium et dans le manuscrit Harley 2253 (fo 135 vo). Il est attribué tantôt au pape Innocent III, tantôt à Jean de Galles, mais aujourd’hui les chercheurs ne l’attachent ni à l’un ni à l’autre.

Finissons par cette anecdote à l’authenticité incertaine, circulant à partir de 1972 et qui montre la différence de motivation entre deux champions : Boris Spassky et Bobby Fischer. Alors que le premier aurait dit « Les échecs sont comme la vie », le second aurait répondu « Les échecs sont la vie ».

Notes

1. Le journal Le Globe indique que le feuilleton est traduit de l’espagnol. Il semblerait que cette mention soit fantaisiste et serve juste à donner un caractère plus authentique au texte.

2. Il y a plusieurs références à ce jeu dans le livre.

3. Dans son épître dédicatoire, le traducteur, Martín de Reyna, avance que le livre de Jacques de Cessoles, écrit en latin, a lui-même été traduit d’un ouvrage grec composé par un philosophe appelé Xerxès, alias Philométor, mais Jacques de Cessoles se contente de dire que ce dernier a inventé le jeu d’échecs, non qu’il a écrit un traité.

4. Voici les traductions qu’en donnent respectivement Jean de Vignay et Jean Ferron dans les premières versions françaises, à la fin du xive siècle : « Aussi puet il [leschequier] figurer un regne et segnefier tout le monde » (Jacques de Cessoles, Le Gieu des esches moralise, dans Recueil de traités philosophiques et moraux [ms. 434], fo 283 vo ; « Et combien que leschiquier represente celle cite si come dit est et tout un royaume. Aussi represente il tout le monde […] » (Jacques de Cessoles, Le Jeu des eschecs moralisé [ms. 19115], fo 27 ro).

5. Mehl remarque que Jean de Galles voit dans le déplacement des pièces sur l’échiquier le symbole de leurs vices quand Jacques de Cessoles voit celui de leurs vertus.

6. Dans Les Prairies d’or (p. 159-160), Masudi attribue en partie l’invention des échecs au roi Bahlit et dit que celui-ci a conçu le premier ce jeu comme une allégorie de l’univers en consacrant chaque pièce à un astre.

Sources

  • Biruni (Abul-Rayhan Muhammad ibn Ahmad al-), The Chronology of Ancient Nations : An English Version of the Arabic Text of the Athār-ul-Bākiya of Albīrūnī, or « Vestiges of the Past », éd. et trad. Carl Eduard Sachau, Londres, William H. Allen and Co., 1879.
  • Cervantès, « La vie est une partie d’échecs », Citation du jour [en ligne], Ouest-France, s. d. [consulté le 14 avril 2023].
  • Cervantès, El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha, 2 vol., Madrid, Juan de la Cuesta, 1605 et 1615.
  • Cervantès, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, trad. Louis Viardot, 2 vol. Paris, Flammarion (coll. « GF »), cop. 1981.
  • Cervantès, Don Quijote de la Mancha, éd. Florencio Sevilla Arroyo, Madrid, Editorial Castalia, cop. 2000.
  • Complete Harley 2253 Manuscript (The), éd. and trad. Susanna Fein, David Raybin et Jan Ziolkowski, 3 vol. Kalamazoo (Mich.), Medieval Institute Publications, 2014-2015.
  • Deschamps (Pierre) et Brunet (Pierre-Gustave), Manuel du libraire et de l’amateur de livres : supplément, 2 vol., Paris, Firmin Didot et Cie, 1878-1880.
  • Harley [ms. 2253], Londres, British Library, fin du xiiie siècle - 1re moitié du xive siècle.
  • Ibn Khallikan (Chams al-Din Abou al-Abbas Ahmad), Ibn Khallikan’s Biographical Dictionary, trad. William Mac Guckin de Slane, 4 vol., Beyrouth, Librairie du Liban, impr. 1970.
  • Jacques de Cessoles, Liber de moribus hominum et officiis nobilium sive super ludo scacchorum [ms. lat. 6705], Paris, Bibliothèque nationale de France, xive siècle.
  • Jacques de Cessoles, Le Jeu des Eschecs moralisé [ms. 19115], trad. Jean Ferron, Paris, Bibliothèque nationale de France, xive siècle.
  • Jacques de Cessoles, Le Gieu des esches moralise, trad. Jean de Vignay, dans Recueil de traités philosophiques et moraux [ms. 434], Besançon, Bibliothèque municipale, 1372, fos 245 ro - 292 vo.
  • Jacques de Cessoles, Dechado de la vida humana : moralmente sacado del Juego del Axedrez, trad. Martín de Reyna, Valladolid, Francisco Fernández de Cordova, 1549.
  • Jacques de Cessoles, Le Livre du jeu d’échecs, trad. Jean-Michel Mehl, Paris, Stock (coll. « Moyen Âge »), DL 1995.
  • Jacques de Cessoles, Le Jeu des Eschaz moralisé, éd. Alain Collet, trad. Jean Ferron, Paris, Honoré Champion (coll. « Les Classiques français du Moyen Âge »), 1999.
  • Jean de Galles, Summa collationum, sive Communiloquium, [Cologne], [Ulrich Zell], [ca 1470].
  • Kennedy (Ray), « The Battle of the Brains », Time, 31 juillet 1972.
  • Konrad von Ammenhausen, Jacques de Cessoles et Mennel (Jakob), Das Schachzabelbuch Kunrats von Ammenhausen, éd. Ferdinand Vetter, Frauenfeld, J. Huber (coll. « Bibliothek älterer Schriftwerke der deutschen Schweiz »), 1892.
  • Masudi (Abu al-Hasan Ali al-), Les Prairies d’or, trad. Charles Barbier de Meynard et Abel Pavet de Courteille, 9 vol., Paris, Imprimerie nationale, 1861-1877.
  • Medieval Manuscripts in Oxford Libraries [en ligne], Bodleian Libraries/University of Oxford/The Tolkien Trust, s. d. [consulté le 14 avril 2023].
  • Mittheilungen aus den Handschriften der Ritter-Akademie zu Brandenburg A. H., éd. Ernst Siegfried Köpke, Brandebourg-sur-la-Havel, Gustav Matthes, 1879, vol. II (« Jacobus de Cessolis »).
  • Murray (Harold James Ruthven), A History of Chess, Oxford, The Clarendon Press, 1913.
  • « partida de ajedrez (Una) : novela escrita en frances », trad. J. M. P., dans Silvio Pellico, Eujilde de la Roccia ó La Loca por Amor, Palma, Pedro José Gelabert, 1846.
  • « partie d’échecs (Une) », Le Globe, 7-8 décembre 1841, p. [1-2].
  • Smith (David Eugene), History of Mathematics, 2 vol., New York (N. Y.), Dover Publications, Inc., cop. 1951-1953.

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