Je ne suis pas d’accord…

par | Publié le 03.09.2023, mis à jour le 06.10.2024 | Liberté d’expression

«

Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire.

»

Voilà l’une des citations les plus célèbres de Voltaire… pourtant introuvable dans son œuvre. C’est seulement en 1948 qu’elle est attestée en français :

Un hebdomadaire anglais, Time and Tide, a fait ouvrir dans sa colonne des lecteurs un débat pour savoir si Voltaire avait écrit la phrase que de nombreux Anglais lui attribuent : « Je désapprouve ce que vous dites, mais je défendrai jusqu’à la mort votre droit de le dire. » D’après la romancière Rebecca West, le mot serait apocryphe et aurait été écrit par une femme auteur du nom de Tallentyre. Lord Vansittat a répondu que, pour sa part, il n’avait jamais trouvé cette phrase dans l’œuvre de Voltaire.

« Au fil de la plume », Carrefour, 18 février 1948, p. 8

Notre phrase de Voltaire est donc une invention anglaise. Dans The Friends of Voltaire, Evelyn Beatrice Hall, sous le pseudonyme de Stephen G. Tallentyre, évoque la publication de l’essai de Claude Adrien Helvétius De l’esprit, ouvrage condamné à être brûlé en raison des thèses matérialistes qu’il défend. Elle fait intervenir Voltaire, qui prend sa défense :

Voltaire forgave him all injuries, intentional or unintentional. « What a fuss about an omelette ! » he had exclaimed when he heard of the burning. How abominably unjust to persecute a man for such an airy trifle as that ! « I disapprove of what you say, but I will defend to the death your right to say it », was his attitude now.

 

Voltaire lui pardonne toutes les offenses, volontaires ou involontaires. « Quel tapage pour une omelette ! » s’était-il exclamé en apprenant l’autodafé. Comme il est abominablement injuste de persécuter un homme pour une bagatelle aussi légère que celle-là ! « Je désapprouve ce que vous dites, mais je défendrai jusqu’à la mort votre droit de le dire », telle était son attitude à présent1.

Stephen G. Tallentyre, The Friends of Voltaire, p. 198-199 ; notre trad.

Dans une édition de la correspondance choisie de Voltaire, notre autrice écrit encore :

When, in 1759, On the Mind was burnt by the public hangman in company with Voltaire’s poem On Natural Law, though he had soundly hated (and roundly abused) Helvétius’ masterpiece, he fought for its right to live, tooth and nail, up hill and down dale, on the essentially Voltairean principle : « I wholly disapprove of what you say — and will defend to the death your right to say it. »

 

Lorsque, en 1759, De l’esprit fut brûlé par le bourreau public en même temps que le poème de Voltaire Sur la loi naturelle, bien qu’il ait profondément détesté (et ouvertement maltraité) le chef-d’œuvre d’Helvétius, il se battit pour qu’il ait le droit de vivre, bec et ongles, par monts et par vaux, selon le principe essentiellement voltairien : « Je désapprouve totalement ce que vous dites — et je défendrai jusqu’à la mort votre droit de le dire. »

Stephen G. Tallentyre, dans Voltaire, XXII, « How to Write Verse : To M. Helvétius », dans Voltaire in His Letters : Being a Selection From His Correspondence, p. 65 ; notre trad.

Au sein de ces extraits, le problème est la présence de guillemets, qui laissent croire à un verbatim alors que les termes was his attitude et on the essentially Voltairean principle suggèrent le contraire. C’est grâce à la pugnacité de deux hommes, le journaliste-écrivain Benjamin De Casseres et surtout l’avocat Harry Weinberger, que le mystère se dissipe. Dans une lettre adressée à ce dernier, Hall explique qu’elle a employé notre phrase « comme une description de l’attitude de Voltaire à l’égard d’Helvétius — et, plus largement, de la liberté d’expression en général. Je ne pense pas et n’ai pas eu l’intention d’insinuer que Voltaire a utilisé ces termes mot pour mot, et je serais surprise de les trouver dans l’une de ses œuvres. Il s’agit plutôt d’une paraphrase des mots de Voltaire dans l’Essai sur la tolérance — Pensez par vous-mêmes et laissez aux autres le privilège de le faire aussi2 ». Elle clarifie définitivement sa pensée dans une autre lettre, au professeur de français Burdette Ingersoll Kinne :

I am much obliged for your letter of April 25th — it is certainly no bother to me. The phrase « I wholly disapprove of what you say and will defend to the death your right to say it » which you have found in my book « Voltaire in His Letters » is my own expression and should not have been put in inverted commas. Please accept my apologies for having, quite unintentionally, misled you into thinking I was quoting a sentence used by Voltaire (or anyone else but myself). I am surprised my books on Voltaire still find a few readers — I thought I was quite a back number.

 

Je vous suis très reconnaissante de votre lettre du 25 avril — elle ne me dérange certainement pas. La phrase « Je désapprouve totalement ce que vous dites et je défendrai jusqu’à la mort votre droit de le dire » que vous avez trouvée dans mon livre « Voltaire in His Letterss » est ma propre expression et n’aurait pas dû être mise entre guillemets. Je vous prie d’accepter mes excuses pour vous avoir, bien involontairement, fait croire que je citais une phrase de Voltaire (ou de quelqu’un d’autre que moi). Je suis surprise que mes livres sur Voltaire trouvent encore quelques lecteurs — je pensais que j’étais un peu en retrait.

Evelyn Beatrice Hall (Stephen G. Tallentyre), Lettre du 9 mai 1939, citée dans Burdette Ingersoll Kinne, « Voltaire Never Sait It ! », Modern Language Notes, novembre 1943, vol. LVIII, no 7, p. 534-535 ; notre trad.

La confusion, qui aurait dû prendre fin, est relancée en 1963 quand Norbert Guterman3 recense une formule voisine :

Monsieur l’abbé, je déteste ce que vous écrivez, mais je donnerais ma vie pour que vous puissiez continuer à écrire.

Voltaire, « À M. Le Riche », 6 février 1770, dans Correspondance, cité dans The Anchor Book of French Quotations4, p. 188.

Si ladite lettre existe bien, elle ne contient absolument pas les propos cités. Voltaire aurait probablement pu faire siennes les paroles qu’on lui a prêtées, par son attitude, mais il ne les a en réalité jamais prononcées. Pour conclure, citons George Currie : « […] on peut parier que ce dont on se souvient le plus de M. Voltaire est la citation qu’il n’a pas faite, ce qui est une ironie dont François Marie Arouet5 se serait gaussé dans toute la misère sauvage de sa vieillesse6. »

Notes

1. Les véritables mots de l’écrivain sont les suivants : « J’aimais l’auteur du livre de l’Esprit. Cet homme valait mieux que tous ses ennemis ensemble ; mais je n’ai jamais approuvé ni les erreurs de son livre, ni les vérités triviales qu’il débite avec emphase. J’ai pris son parti hautement, quand des hommes absurdes l’ont condamné pour ces vérités mêmes » (« Homme », dans Dictionnaire philosophique, vol. V, p. 78).

2. «  […] as a description of Voltaire’s attitude to Helvetius — and more widely, to the freedom of expression in general. I do not think and did not intend to imply that Voltaire used these words verbatim, and should be surprised if they are found in any of his works. They are rather a paraphrase of Voltaire’s words in the Essay on Tolerance — Think for yourselves and let others enjoy the privilege to do so too » (Evelyn Beatrice Hall [Stephen G. Tallentyre], Lettre à Weinberg, citée dans Christopher Morley, « The Bowling Green », The Saturday Review of Literature, vol. XII, no 16, p. 13 ; notre trad.). Hall cite cette fois les mots de Voltaire ; sa mémoire semble cependant lui jouer des tours. Cette dernière citation, « Think for yourselves and let others enjoy the privilege to do so too » (« Pensez par vous-mêmes et laissez aux autres le privilège de le faire aussi »), ne se trouve pas dans le Traité sur la tolérance, mais, sous une forme réduite, dans le Dictionnaire philosophique : « […] il est honteux de mettre son ame entre les mains de ceux à qui vous ne confieriez pas votre argent ; osez penser par vous-même » (« Liberté de penser », dans Dictionnaire philosophique, vol. V, p. 417).

3. En 1977, Leo Rosten revendiquera à son tour cette découverte dans The Power of Positive Nonsense (p. 100-101).

4. Il s’agit ici de l’édition de 1990. L’ouvrage original portait le titre A Book of French Quotations et a paru chez Doubleday.

5. Véritable nom de Voltaire.

6. « […] one might make a pretty sound bet that what M. Voltaire is mostly remembered for is the quotation he didn’t make, which is an irony that Francois Marie Arouet would have cackled over in the full savage misery of his old age » (George Currie, « Passed in Review », Brooklyn Daily Eagle, 16 juillet 1935, p. 14 ; notre trad.).

Sources

  • Anchor Book of French Quotations : With English Translations (The), éd. Norbert Guterman, New York, etc., Anchor Books, cop. 1963 (éd. 1990).
  • « Au fil de la plume », Carrefour, 18 février 1948, p. 8.
  • Bartlett (John), Familiar Quotations : A Collection of Passages, Phrases, and Proverbs Traced to Their Sources in Ancient and Modern Literature, éd. Geoffrey O’Brien, 18e éd., New York (N. Y.)/Boston (Mass.)/Londres, Little, Brown and Company, cop. 1992.
  • Bibliothèque municipale de Lyon, « Voltaire », dans Le Guichet du savoir [en ligne], Le Guichet du savoir, 2004
  • Burnam (Tom), The Dictionary of Misinformation, New York (N. Y.), Ballantine, cop. 1975.
  • « Citation apocryphe », dans Wikipédia : l’encyclopédie libre [en ligne], Wikimedia Foundation, [2007], mis à jour en 2023 [consulté le 2 septembre 2023].
  • Curie (George), « Passed in Review », Brooklyn Daily Eagle, 16 juillet 1935, p. 14.
  • Dag’Naud (Alain) et Dazat (Olivier), Dictionnaire (inattendu) des citations, [Bagneux], Le Livre de Paris / [Paris], Hachette, 1983.
  • « Décodeur : Voltaire n’a jamais écrit “je ne suis pas d’accord avec vous, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire” ! », dans Mise au point, prés. Patrick Fischer, RTS [en ligne], diff. le 27 octobre 2002 [consulté le 2 septembre 2023].
  • Evans (Bergen), Dictionary of Quotations, New York (N. Y.), Delacorte Press, cop. 1968.
  • Gagnière (Claude), Pour tout l’or des mots : au bonheur des mots, des mots et merveilles, Paris, Robert Laffont, DL 2007.
  • Kinne (Burdette Ingersoll Kinne), « Voltaire Never Sait It ! », Modern Language Notes, novembre 1943, vol. LVIII, no 7, p. 534-535.
  • Montagu (Ashley) et Darling (Edward), The Prevalence of Nonsense, New York (N. Y.), A Delta Book, cop. 1967.
  • Morley (Christopher), « The Bowling Green : The Folder », The Saturday Review of Literature, 17 août 1935, vol. XII, no 16, p. 13.
  • Rosten (Leo Calvin), The Power of Positive Nonsense, New York (N. Y.), McGraw-Hill, cop. 1977.
  • Stevenson’s Book of Quotations Classical and Modern, éd. Egbert Burton Stevenson, 10e éd., Londres, Cassell, cop. 1967 (éd. 1974).
  • Tallentyre (Stephen G.), The Friends of Voltaire, Londres, Smith, Elder and Co., 1906.
  • Tuleja (Tad), Fabulous Fallacies : More Than 300 Popular Beliefs That Are Not True, New York (N. Y.), Harmony Books, cop. 1982.
  • Valette (Claude) et Burnam (Tom), Encyclopédie des idées reçues, Paris, France-Loisirs, DL 1979.
  • Voltaire, Traité sur la tolérance, s. l. n. n., 1763.
  • Voltaire, Dictionnaire philosophique, 7 vol., [Kehl], Imprimerie de la Société littéraire typographique, 1784-1785 ; Œuvres complètes, vol. XXXVII-XLIII.
  • Voltaire, Recueil des lettres : correspondance générale, 12 vol., [Kehl], Imprimerie de la Société littéraire typographique, 1785 ; Œuvres complètes, vol. LII-LXIII.
  • Voltaire, Voltaire in His Letters : Being a Selection From His Correspondence, éd. Stephen G. Tallentyre, New York/Londres, G. P. Putnam’s sons, 1919..
  • Voltaire, Traité sur la tolérance, éd. Anne-Laure Romeur, [Paris], Larousse (coll. « Petits Classiques Larousse »), cop. 2015.

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