Qui s’excuse…
«
Qui s’excuse s’accuse.
»
Autrement dit, une excuse suppose la reconnaissance d’une action répréhensible. Plusieurs ouvrages et sites Internet de citations1 attribuent cette phrase à Stendhal. On trouve bien en effet chez ce dernier :
Qui s’excuse, s’accuse ; je me défie de Mathilde…
Stendhal, Le Rouge et le Noir, p. 71.
En réalité, Stendhal ne fait que reprendre un proverbe fort ancien, déjà bien attesté en 1568, comme le prouve sa présence dans le recueil de Gabriel Meurier :
Tel s’excuse : qui s’accuse2.
Gabriel Meurier, Recueil de Sentences notables, Dicts et Dictons communs, Adages, Proverbes & Refrains, p. 121 vo.
La formule apparaît pour la première fois en français au xiiie siècle dans Barlaam et Josaphat, un récit christianisé de la vie de Bouddha, dont l’adaptation française est attribuée à Gui de Cambrai3 :
Et chascuns ki adont sexcuse
Par son excusement sacuse
Et chacun qui alors s’excuse
Par son excuse s’accuse4.
Gui de Cambrai, De Josaphat ki fu fiex, et de Balaham lermite ki le converti, dans Benoît de Sainte-Maure, et al., Li Romans de Troies, etc. [ms. fr. 1553], fo 207 vo ; notre trad.
Notre citation proverbiale a elle-même des origines latines puisqu’on relève chez saint Jérôme :
Quid miser facinus tuum interroganti Deo negas : et dum excusare credis, accusas5 : ut nulla tibi nec confessionis nec mendacii possit ratio subvenire ?
Pourquoi renies-tu ton acte misérable lorsque Dieu te le demande ? Et, tandis que tu crois t’excuser, tu t’accuses, de sorte qu’aucune justification, ni pour la confession ni pour le mensonge, ne pourra te venir en aide.
Saint Jérôme, « Epistola IV : seu consolatio ad virginem in exsilium missam », III, D, dans Opera omnia, t. XI ; notre trad.
On retrouve déjà le fond, à défaut de la forme, chez Térence :
Nescioquid peccati portat haec purgatio.
Cette façon de se disculper suppose quelque faute.
Térence, Heautontimoroumenos, IV, i, 625, dans Comédies, vol. II.
Concluons en signalant que notre adage existe dans de très nombreuses langues6.
Notes
1. Jean-Yves Dournon, « Excuse », dans Le Grand Dictionnaire des citations françaises ; Daniel Mativat et Louis Vachon, Dictionnaire de pensées politiquement tordues, 1232 ; Stendhal, « “Qui s’excuse s’accuse” », « Citations », Le Figaroscope [en ligne].
2. Cf. les équivalents latins des xvi‑xviie siècles : Excusatio enim non petita accusatio manifesta est (« Une excuse non demandée est en effet une accusation manifeste ») [Agostino Nifo, Epitomata rethorica ludicra ad Balthasarum Turinum pontificium datarium integerrimum, I, XXII, p. 45 ro ; notre trad.] et Qui sese excusat, accusat (« Qui s’excuse s’accuse ») [Jean Nicot, « Tel », dans Le Grand Dictionaire francois-latin ; notre trad.].
3. Cf. également Arnoul Gréban :
« Daultre part vous avez mespris
car quand meschant homme sexcuse
et en sexcusant il saccuse
cest petite excusacion
bien digne de pugnicion »
D’autre part, vous avez commis une erreur, car, quand un mauvais homme s’excuse et qu’en s’excusant il s’accuse, c’est une faible justification bien digne de punition.
Arnoul Gréban, Le Commancement et la creacion du monde en brief, par parsonnages, la Nativite, la Passion et la Resurrection de Nostre Saulveur [ms. fr. 816], fo 213 vo ; notre trad.
4. La traduction anglaise ne conserve pas notre formule : « their excuses revealed that they chose not to attend the feast » (« leurs excuses montrent qu’ils ont choisi de ne pas assister à la fête ») [Gui de Cambrai, Barlaam and Josaphat, p. 29 ; notre trad.].
5. On note à peu près à la même époque chez Salvien :
« Quicumque sibi se excusat, accusat deo secundum illud : Nam qui se existimat esse aliquid, cum nihil sit, se ipsum seducit. »
« Quiconque s’excuse accuse Dieu, selon cette Parole : Si quelqu’un s’imagine être quelque chose alors qu’il n’est rien, il se trompe lui-même. »
Salvien, Les Livres de Timothée à l’Église, IV, 46, 63-65, dans Œuvres, vol. I.
6. Cf. Renzo Tosi, Dictionnaire des sentences latines et grecques, 2201.
Sources
- Di Stefano (Giuseppe), Nouveau Dictionnaire historique des locutions : ancien français, moyen français, Renaissance, 2 vol., Turnhout, Brepols, cop. 1991.
- Dournon (Jean-Yves), Le Grand Dictionnaire des citations françaises, Paris, Acropole, DL 1982.
- Gréban (Arnoul), Le Commancement et la creacion du monde en brief, par parsonnages, la Nativite, la Passion et la Resurrection de Nostre Saulveur [ms. fr. 816], Paris, Bibliothèque nationale de France, 1473.
- Gréban (Arnoul), Le Mystère de la Passion, éd. Gaston Paris et Gaston Raynaud, Paris, F. Vieweg, 1878.
- Gréban (Arnoul), Le Mystère de la Passion, éd. Omer Jodogne, 2 vol., Bruxelles, Palais des Académies (coll. « Académie royale de Belgique », série « Mémoires de la classe des lettres »), 1965-DL 1983.
- Gui de Cambrai, De Josaphat ki fu fiex, et de Balaham lermite ki le converti, dans Benoît de Sainte-Maure, et al., Li Romans de Troies, etc. [ms. fr. 1553], Paris, Bibliothèque nationale de France, xiiie siècle.
- Gui de Cambrai, Balaham und Josaphas, éd. Carl Appel, Halle, Max Niemeyer, 1907.
- Gui de Cambrai, Barlaam and Josaphat : A Christian Tale of the Buddha, trad. Peggy McCracken, New York (N. Y.), Penguin Books (coll. « Penguin Classics »), cop. 2014.
- Jérôme (saint), Opera omnia, éd. Domenico Vallarsi, et al., 9 t. en 11 vol., Paris, Vrayet/Chez l’éditeur, 1845-1846 ; Patrologiæ cursus completus, vol. XXII-XXX.
- Macmillan Book of Proverbs, Maxims, and Famous Phrases (The), éd. Burton Egbert Stevenson, New York (N. Y.), Macmillan Publishing Company, cop. 1976.
- Maillet (Jean), 365 Expressions de nos grands-mères [ePub], Paris, Les Éditions de l’Opportun, s. d.
- Maloux (Maurice), Dictionnaire des proverbes, sentences et maximes, Paris, Larousse (coll. « Références Larousse », série « Langue française »), DL 1980 (éd. 1991).
- Mativat (Daniel) et Vachon (Louis), Dictionnaire de pensées politiquement tordues : un pavé dans la mare, Montréal (Québec), Triptyque, DL 1997.
- Meurier (Gabriel), Recueil de Sentences notables, Dicts et Dictons communs, Adages, Proverbes & Refrains, Anvers, Jean Waesberghe, 1568.
- Millet (Olivier), Dictionnaire des citations, Paris, Librairie générale française (coll. « Le Livre de poche », série « Les Usuels de poche »), DL 1992.
- Nicot (Jean), Le Grand Dictionaire francois-latin, éd. augmentée, revue et corrigée, Paris, Adrian Perier, 1605.
- Nifo (Agostino), Epitomata rethorica ludicra ad Balthasarum Turinum pontificium datarium integerrimum, Venise, Philippo Pincio Mantuano, impr. 1521.
- Oxford Dictionary of Proverbs (The), éd. Jennifer Speake, 5e éd., Oxford/New York (N. Y.), Oxford University Press (coll. « Oxford Paperback Reference »), cop. 2008.
- Rey (Alain) et Chantreau (Sophie), Dictionnaire des expressions et locutions, 2e éd. mise à jour, Paris, Dictionnaires Le Robert (coll. « Les Usuels »), DL 1993.
- Salvien, Œuvres, éd. et trad. Georges Lagarrigue, 2 vol., Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources chrétiennes »), 1971-1975.
- Stendhal, « “Qui s’excuse s’accuse” », « Citations », Le Figaroscope [en ligne], s. d.
- Stendhal, Le Rouge et le Noir : chronique du xixe siècle, 2 vol., Paris A. Levavasseur, 1831.
- Térence, Comédies, éd. et trad. Jules Marouzeau, Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 1978, vol. II (« Heautontimoroumenos, Phormion »).
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