La France contient…

par | Publié le 14.01.2024, mis à jour le 14.01.2024 | France

«

La France contient trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement.

»

Cette phrase est attribuée à Henri Rochefort. On la trouve au tout début du premier numéro de La Lanterne sous la plume dudit auteur :

La France contient, dit l’Almanach impérial, trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement.

Henri Rochefort, La Lanterne, 30 mai 1868, p. 1.

La Lanterne est un journal satirique fondé par Rochefort et dirigé contre le gouvernement de Napoléon III. Dans Les Aventures de ma vie, notre homme s’explique sur le choix du titre de sa publication. « […] je l’ai appelée de ce nom-là, parce qu’une Lanterne peut servir à la fois à éclairer les honnêtes gens et à pendre les malfaiteurs1 » (p. 322). Toutefois, selon Jules Claretie, c’est au dramaturge Paul Siraudin que nous devons la fameuse formule :

Dans tous les cas, ce fut en causant chez Brébant […] que fut composé le premier numéro de la Lanterne2, et c’est au déjeuner de fondation que Siraudin trouva la phrase initiale qui fit rire Rochefort et après Rochefort les milliers et milliers de lecteurs : « La France a trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement. »

Jules Claretie, « Deux hommes : le savant et le satirique, le docteur Carrel et Henri Rochefort », Le Temps, 4 juillet 1913, p. 3.

Rochefort, Siraudin ou… Commerson, puisque Roland de Chaudenay nous affirme dans son Dictionnaire des plagiaires que la formule est due dès 1851 à Commerson sous la forme suivante :

Il y a en France trente-six millions de sujets, sans compter ceux de mécontentement.

Commerson, Le Tintamarre, 1851, cité dans Roland de Chaudenay, Dictionnaire des plagiaires, p. 12.

Le problème est que cette dernière citation ne figure pas dans le Tintamarre de 1851 ni même des autres années. La première accusation de plagiat remonte à 1911. Le 26 août paraît dans Paris-Journal le texte suivant :

La boutade de Commerson peut encore, avec une légère variante, s’appliquer à notre état moral et physique.

La France a trente-huit millions de sujets, sans compter ceux de mécontentement et les fonctionnaires.

« À propos des PTT », Paris-Journal, 26 août 1911, p. 1.

Quelques jours plus tard, il est suivi de celui-ci :

Un de nos lecteurs s’étonne, dans une lettre qu’il nous adresse d’avoir vu Paris-Journal attribuer à Commerson le mot bien connu : « Il y a en France trente-six millions de sujets, sans compter ceux de mécontentement. »

Cependant, cette phrase, souvent attribuée à un polémiste célèbre, eut bien pour auteur le fondateur du Tam-Tam, auquel on doit les Pensées d’un Emballeur, recueil publié en 1851 et qui contient, à côté de ce que nous venons de citer, des maximes étranges comme celles-ci […].

« Les “Pensées d’un Emballeur” », Paris-Journal, 29 août 1911, p. 1.

Cette fois, la citation attribuée à Commerson ne se trouve plus dans Le Tintamarre, mais dans Les Pensées d’un emballeur, publiées elles aussi en 1851. On y trouve ceci :

« Un acteur du Cirque m’a dit dernièrement : “Prêtez-moi 100 fr. ? — Eh bien ! vous n’êtes pas gêné, m’écriai-je. — Si je n’étais pas gêné, je ne vous les demanderais pas.” »

« Je préfère l’extinction du paupérisme à une extinction de voix. »

« Un des services les plus agréables que l’on pourrait me rendre, ce serait un service d’argenterie. »

Commerson, Les Pensées d’un emballeur, p. 9, 15 et 16.

Ces phrases utilisent le même procédé que celui qui est à l’œuvre dans Il y a en France trente-six millions de sujets, sans compter ceux de mécontentement : l’antanaclase, c’est-à-dire la répétition d’un même mot pris dans des sens différents : 1) sujets = « membres d’un État soumis à l’autorité d’un souverain », « ressortissants d’un pays » ; 2) sujets = « points », « questions »3. Or Rochefort est lui aussi coutumier de l’usage de l’antanaclase, comme en témoignent les exemples suivants :

« J’envoyai chercher une feuille de papier ministre et j’écrivis à celui de l’intérieur pour lui demander la permission de fonder un journal politique. »

Henri Rochefort, La Lanterne, 30 mai 1868, p. 5.

« Le parti a donc pris celui de laisser dormir momentanément l’habitant des campagnes, pour célébrer le réveil de l’ouvrier des villes. »

Henri Rochefort, Les Lanternes de l’exil, 1er août 1874, cité dans Le Mot d’ordre, 17 février 1880, p. [1].

Les accusations de plagiat reprennent à la mort de Rochefort, en 1913. Toutefois, du vivant de ce dernier, on insiste surtout sur la proximité de ses bons mots et ceux de Commerson. Léon Duprat se demande : « Mais M. Henri Rochefort lui-même, existerait-il sans M. Commerson ? Ce n’est pas sûr » (« Courrier de Paris », La Presse, 26 juillet 1879, p. [2]). Antoine Claude évoque « un fils de Commerson » (Mémoires4, vol. IV, p. 190). S’il y a bien emprunt de Rochefort à Commerson, c’est, semble-t-il, sur le fond et non sur la forme.

Quoi qu’il en soit, notre citation sera reprise au fil des années avec un ajustement du nombre de sujets selon l’époque : quarante, cinquante puis soixante5 !

Notes

1. La lanterne peut désigner un réverbère. Mettre à la lanterne signifie ainsi « pendre aux cordes d’un réverbère ».

2. Toujours selon Claretie, Siraudin a aussi trouvé le litre du journal :

« Je crois bien que ce fut Siraudin, le vaudevilliste érudit, un des futurs auteurs de la Fille de Madame Angot, qui dicta à Rochefort ce mot : la Lanterne.

» — La Lanterne a existé en 1848. Mais on a soufflé dessus. Rallumez-la ! »

Jules Claretie, « Deux hommes : le savant et le satirique, le docteur Carrel et Henri Rochefort », Le Temps, 4 juillet 1913, p. 3.

Le titre La Lanterne a en effet été utilisé pendant la Révolution française et en 1848.

3. Pour des antanaclases avec le mot sujet antérieures à celle de Rochefort, cf. François Dournon, Dictionnaire des mots et formules célèbres, p. 158.

4. Ces Mémoires sont jugés apocryphes et attribués à l’écrivain Théodore Labourieu.

5. « Comme dirait Rochefort, la France a quarante millions de sujets, sans compter ceux de mécontentement ! » (« Recensement », Le Petit Bourguignon, 18 décembre 1910, p. 2) ; « Bien sûr, il y a cet éternel syndrome gaulois, le langage des tribus, et les cinquante millions de “sujets, sans compter les sujets de mécontentement” » (Paul Graziani, Le Nouveau Pouvoir, p. 13) ; « La seule France compte, comme chacun sait, soixante millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement » (Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire de France des régions, p. 382).

Sources

  • « À propos des PTT », Paris-Journal, 26 août 1911, p. 1.
  • Boudet (Jacques), Les Mots de l’histoire, Paris, Robert Laffont, DL 1990.
  • Boudin (Antonin), « Menus propos : le cas de M. Henri Rochefort », Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, 24 novembre 1869, p. [2].
  • Castans (Raymond), Le Grand Dictionnaire des mots d’esprit, Paris, Librairie générale française (coll. « Le Livre de poche »), DL 1998.
  • Chaudenay (Roland de), Dictionnaire des plagiaires, Paris, Perrin, DL 1990.
  • Claretie (Jules), « Deux hommes : le savant et le satirique, le docteur Carrel et Henri Rochefort », Le Temps, 4 juillet 1913, p. 2-3.
  • Claude (Antoine), Mémoires de M. Claude : chef de la police de Sûreté sous le Second Empire, 10 vol., Paris, Jules Rouff, 1881-1883.
  • Commerson, Pensées d’un emballeur : pour faire suite aux « Maximes » de La Rochefoucauld, Paris, Martinon, [1851].
  • Dictionnaire des citations françaises, sous la dir. de Robert Carlier, et al., Paris, Larousse (coll. « Expression »), DL 1998.
  • Dournon (François), Dictionnaire des mots et formules célèbres, Paris, Dictionnaires Le Robert (coll. « Les Usuels »), DL 1994.
  • Dournon (Jean-Yves), Le Grand Dictionnaire des citations françaises, Paris, Acropole, DL 1982.
  • Duprat (Léon), « Courrier de Paris », La Presse, 26 juillet 1879, p. [2].
  • Dupré (Paul), Encyclopédie des citations, sous la dir. de Fernand Keller, Paris, Éditions de Trévise, DL 1959.
  • Gagnière (Claude), Le Bouquin des citations : 10 000 citations de A à Z, Paris, Robert Laffont (coll. « Bouquins »), DL 2001.
  • Gravand (Ferdinand), « Études de style : de la répétition et de ses différentes formes », Revue de l’instruction publique en Belgique, 1869, 17e année, vol. XII, p. 73-96.
  • Graziani (Paul), Le Nouveau Pouvoir : essai sur la décentralisation, Paris, Albin Michel, DL 1985.
  • Le Roy Ladurie (Emmanuel), Histoire de France des régions : la périphérie française, des origines à nos jours, Paris, Éditions du Seuil (coll. « L’Univers historique »), DL 2001.
  • Millet (Olivier), Dictionnaire des citations, Paris, Librairie générale française (coll. « Le Livre de poche », série « Les Usuels de poche »), DL 1992.
  • Petit (Karl), Grand Dictionnaire des citations du monde entier, Paris, France Loisirs, DL 1995.
  • « Recensement », Le Petit Bourguignon, 18 décembre 1910, p. 2.
  • « Réponses aux questions posées dans le premier numéro », L’Éducateur : revue pédagogique, 1er janvier 1880, 16e année, no 1, p. 45-46.
  • Rochefort (Henri), La Lanterne, 30 mai 1868.
  • Rochefort (Henri), « Les lanternes de l’exil », Le Mot d’ordre, 17 février 1880, p. [1].
  • Rochefort (Henri), Les Aventures de ma vie, 5 vol., Paris, Paul Dupont, [1896-1898].
  • « sujets de mécontentement (Les) », Le xixe siècle, 10 juillet 1913, p. [1].

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