Ventre affamé…
«
Ventre affamé n’a point d’oreilles.
»
De nombreux dictionnaires de citations et de sites Internet attribuent cette expression proverbiale à Jean de La Fontaine. Il est vrai que celle-ci apparaît dans la fable « Le Milan et le Rossignol1 ». Au rossignol, qui promet au milan de chanter pour lui s’il lui laisse la vie sauve, le rapace répond : « Ventre affamé n’a point d’oreilles ».
Pour autant, notre citation est bien plus ancienne. Elle apparaît pour ainsi dire telle quelle dans le Tiers Livre, de François Rabelais :
Le ventre affamé n’a poinct d’aureilles2.
François Rabelais, Tiers Livre des faictz et dictz Heroïques du noble Pantagruel, p. 113.
Dès 1508, Érasme donne sa version en latin :
Venter auribus caret.
Γαστὴρ οὐκ ἔχει ὦτα. Venter non habet aures. Ubi de pastu agitur, non admittuntur honestae rationes. Attestatur huic senarius ille proverbii vice græcis celebratus, Λιμῷ γὰρ οὐδέν ἐστιν ἀντειπεῖν ἔπος. Contra famem etenim nulla contradictio est. Celebratur a Plutarcho Gellioque dictum illud Catonis ex oratione quadam qua dissuasit legem agrariam. Eam sic exorsus est, ut dicat arduum esse ad ventrem verba facere, qui careat auribus. Nec inepte accomodabitur in eos, qui ventris addicti voluptatibus, nihil admittunt, quod ventri non sit amicum4.
Ventre affamé n’a pas d’oreilles
Lorsqu’il s’agit de nourriture, la raison n’a pas droit de cité. Cet adage se voit corroboré par ce vers qui a acquis en grec le statut de proverbe :
Contre la faim, point d’argument.
Plutarque et Aulu-Gelle3 ont rendu célèbre cette remarque de Caton extraite du discours dans lequel il a combattu la loi agraire. Il commence par ces mots : « Il est difficile de s’adresser à un ventre qui n’a pas d’oreilles. » Cet adage sera employé avec à-propos contre ceux qui, dépendants des plaisirs de l’estomac, ne tolèrent rien qui ne soit flatteur pour celui-ci.
Érasme, Erasmi Roterodami Adagiorum Chiliades tres, II, 791 ; trad. sous la dir. de Jean-Christophe Saladin, Les Adages, II, viii, 84, 1784.
Ainsi que le dit Érasme, c’est Caton l’Ancien qui, rapporte Plutarque, aurait le premier formulé un propos voisin de notre proverbe :
Μέλλων ποτὲ τὸν Ῥωμαίων δῆμον ὡρμημένον ἀκαίρως ἐπὶ σιτομετρίας καὶ διανομὰς ἀποτρέπειν, ἤρξατο τῶν λόγων οὕτως· “Χαλεπὸν μέν ἐστιν, ὦ πολῖται, πρὸς γαστέρα λέγειν ὦτα οὐκ ἔχουσαν6.
Comme un jour il voulait dissuader le peuple de réclamer hors de propos des distributions de céréales, il commença ainsi son discours : « Il est difficile, citoyens, de parler à un ventre qui n’a pas d’oreilles. »
Plutarque, Vie de Caton l’Ancien, viii, 1, 340 A.
Ventre affamé n’a point d’oreilles existe dans différentes langues6 et a parfois été détourné de façon humoristique. Que ce soit par le célèbre caricaturiste Honoré Daumier :
Ventre affamé n’a pas d’oreilles, mais il a un sacré nez.
Alphonse Allais, « Les bourgeois », dans À l’œil !, p. 32.
Notes
1. « Fables choisies, mises en vers, vol. IV, p. 74.
2. On trouve la variante suivante chez Jean-Antoine de Baïf : « Un ventre creux n’a point d’oreilles » (Les Mimes, enseignemens et proverbes, livre III, fo 18 vo).
3. La référence à Aulu-Gelle est introuvable.
4. L’édition de 1533 ajoute : « Seneca lib. 3. epistola 21. Venter, inquit, præcepta non audit, poscit, appellat. Non est autem molestus creditor, parvo dimittitur, si modo das illi, quod debes, non quod potes » (« Sénèque écrit, lettre 21 du livre 3 : “Le ventre n’écoute pas les arguments : il réclame, il appelle ; mais ce n’est pas un créancier exigeant : on le renvoie à peu de frais, pour peu qu’on lui fournisse ce qu’on lui doit, et non ce que l’on est en mesure de lui offrir” ») [Adagiorum Opus, II, viii, 84 ; trad. sous la dir. de Jean-Christophe Saladin, Les Adages, II, viii, 84, 1784).
5. Plutarque rapporte cette anecdote dans d’autres ouvrages : Manger de la chair, 996 D ; Apophtegmes de rois et de généraux, 198 D (« Caton l’Ancien », 1, dans « Romains ») ; Préceptes de santé, 18, 131 D-E.
6. Cf. Maurice Rat, Dictionnaire des expressions et locutions traditionnelles et Renzo Tosi, Dictionnaire des sentences latines et grecques, 1408.
Sources
- Allais (Alphonse), À l’œil !, Paris, Ernest Flammarion, 1921.
- Baïf (Jean-Antoine de), Les Mimes, enseignemens et proverbes, éd. revue et augmentée, Paris, Mamert Patisson, 1597.
- Daumier (Honoré), « Ventre affamé n’a pas d’oreilles », Le Charivari, 21 juin 1840, p. [3].
- Dictionnaire des citations françaises, sous la dir. de Robert Carlier, et al., Paris, Larousse (coll. « Expression »), DL 1998.
- Dictionnaire des citations françaises et étrangères, sous la dir. de Robert Carlier, et al., éd. revue et corrigée, Paris, Larousse, DL 1979 (éd. 1989).
- Di Stefano (Giuseppe), Nouveau Dictionnaire historique des locutions : ancien français, moyen français, Renaissance, 2 vol., Turnhout, Brepols, cop. 1991.
- Dournon (Jean-Yves), Le Grand Dictionnaire des citations françaises, Paris, Acropole, DL 1982.
- Érasme, Erasmi Roterodami Adagiorum Chiliades tres, ac centuriae fere totidem, Venise, Alde, 1508.
- Érasme, Adagiorum Opus, Bâle, Johann Froben, 1533.
- Érasme, Les Adages, sous la dir. de Jean-Christophe Saladin, 5 vol., Paris, Les Belles Lettres (coll. « Le Miroir des humanistes »), 2013.
- Germa (Pierre), Dictionnaire des expressions toutes faites, Montréal, Libre Expression, DL 1987.
- Guerlac (Othon), Les Citations françaises : recueil de passages célèbres, phrases familières, mots historiques, Paris, Armand Colin, 1931.
- La Fontaine (Jean de), Fables choisies, mises en vers, 5 vol., Paris, Denys Thierry/Claude Barbin, 1668-1694.
- Millet (Olivier), Dictionnaire des citations, Paris, Librairie générale française (coll. « Le Livre de poche », série « Les Usuels de poche »), DL 1992.
- Plutarque, Vie de Caton l’Ancien, dans Vies, éd. et trad. Robert Flacelière et Émile Chambry, Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 1969, vol. V (« Aristide-Caton l’Ancien, Philopœmen-Flamininus »).
- Plutarque, Préceptes de santé, dans Œuvres morales, éd. et trad. Jean Defradas, Jean Hani et Robert Klaerr, Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 1985, vol. II (« Traités 10-14 »).
- Plutarque, Apophtegmes de rois et de généraux, dans Œuvres morales, éd. et trad. Jean Dumortier et Jean Defradas, Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 1966, vol. III, (« Traités 15 et 16 »).
- Plutarque, Manger de la chair [PDF], éd. et trad. Jean-François Pradeau, Paris, PUF, DL 2024.
- Rabelais (François), Tiers Livre des faictz et dictz Heroïques du noble Pantagruel, Paris, Chrétien Wechel, 1546.
- Rat (Maurice), Dictionnaire des expressions et locutions traditionnelles, éd. augmentée d’un supplément, Paris, Larousse (coll. « Expression »), DL 1999.
- Tosi (Renzo), Dictionnaire des sentences latines et grecques, trad. Rebecca Lenoir, Grenoble, Jérôme Millon, cop. 2010.
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