Voilà le commencement…

par | Publié le 08.10.2024, mis à jour le 08.10.2024 | Fin

«

Voilà le commencement de la fin.

»

Selon les dictionnaires de citations, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord1 aurait prononcé ce bon mot à l’occasion de la retraite de Russie de Napoléon, en 1812. Ces ouvrages s’appuient sur un passage des Nouveaux Lundis, de Sainte-Beuve :

Les événements de 1814 approchaient : à l’annonce du désastre de 1812, Talleyrand avait dit le mot décisif : « Voilà le commencement de la fin2. »

Charles-Augustin Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, vol. XII, p. 68.

Le problème est que le récit de Sainte-Beuve arrive près de soixante ans après la retraite de Russie. Il faut donc trouver les sources les plus contemporaines de l’événement. On les relève à partir de 1814. Dans son Histoire de la régence de l’impératrice Marie-Louise et des deux gouvernemens provisoires (p. 82-83), Étienne Lehodey de Saultchevreuil ne donne pas le nom de Talleyrand, mais situe la formule après la bataille de Leipzig et la retraite d’Allemagne, en 1813 :

C’est d’après cette dernière déconfiture, qu’un de nos grands politiques3 se mit à dire, en parlant de Napoléon, c’est le commencement de la fin, saillie pleine de justesse, que les événemens ont pleinement justifiée.

Lehodey de Saultchevreuil (Étienne), Histoire de la régence de l’impératrice Marie-Louise, et des deux gouvernemens provisoires, p. 82-83.

C’est dans Le Conservateur impartial4 de janvier 1814 qu’apparaît clairement le nom de l’auteur de notre formule :

On dit que l’ex-ministre Taleyrand [sic] a répondu dernièrement à Napoléon, qui semble un peu se ressouvenir de ses prédictions, et qui entr’autres questions brusques lui demandait ce qu’il pensait des derniers événemens et de l’état des choses ; je pense, Sire, que c’est le commencement de la fin.

« Mélanges : calendrier de poche de St.-Pétersbourg pour l’année 1814 », Le Conservateur impartial, 13 janvier 1814, p. 20.

Si l’on en croit ce journal, Talleyrand a adressé sa remarque directement à Napoléon. Pourquoi pas ? Malheureusement, un livre d’anecdotes néerlandais5 nous propose une version bien différente :

De bekende Talleyrand zat te Parijs in den Schouwburg met zekeren Abt te praten, op het oogenblik, dat de tijding kwam, dat Napoleon in zegepraal te Moskou was ingerukt. Ô Mon Dieu ! (zeide de Abt), quelle victoire presqu’inouie ! (Hemel ! welk eene ongehoorde zegepraal !) — Mais, croyez moi (hernam Talleyrand terstond), c’est le commencement de la fin (Maar, geloof mij, ’t is het begin van het einde).

 

Le célèbre Talleyrand était assis au théâtre à Paris, en train de parler avec un certain abbé, lorsque la nouvelle arriva que Napoléon était entré victorieux à Moscou. Ô Mon Dieu ! (dit l’Abbé), quelle victoire presque inouie ! (Ciel ! quel triomphe sans précédent !) — Mais, croyez-moi (reprit aussitôt Talleyrand), c’est le commencement de la fin (Mais, croyez-moi, c’est le commencement de la fin).

August von Kotzebue, Anecdoten, Karaktertrekken en Verhalen van merkwaardige Voorvallen, t. III, p. 144 ; notre trad.

Talleyrand ne s’adresse plus à Napoléon mais à un abbé ! La situation d’énonciation change aussi puisqu’elle correspond cette fois aux premières victoires de l’Empereur en Russie (en particulier la bataille de Borodino).

Édouard Fournier rapporte dans L’Esprit dans l’histoire (p. 267-268) qu’on prêtait à l’illustre homme politique un nombre considérable de bons mots et que ce dernier en riait quand il les apprenait. C’est pendant les Cent-Jours qu’Eugène-François-Auguste Arnaud, baron de Vitrolles l’aurait informé qu’on lui attribuait C’est le commencement de la fin. Talleyrand aurait trouvé le propos fort juste, le reprenant ainsi à son compte.

La formule, qu’elle soit de Talleyrand ou non, fait le bonheur des chansonniers. En 1815, Un certain J. D.6 en assure le succès avec Le Commencement de la fin, ou le Mois de mars 1815. Elle et sa variante surtout, le début de la fin, sont couramment employées de nos jours. L’origine de ces locutions est bien ancienne puisqu’on peut les faire remonter à William Shakespeare :

That is the true beginning of our end.

 

Voilà le vrai commencement de notre fin.

William Shakespeare, A Midsommer Nights Dreame, p. [55] ; trad. François-Victor Hugo, Le Songe d’une nuit d’été, V, i.

Notes

1. Certaines sources l’attribuent au général Pierre Augereau, comme un certain Gnarus dans le Notes and Queries du 9 novembre 1861 (cf. aussi Craufurd Tait Ramage, Beautiful Thoughts from French and Italian Authors, p. 384), mais cette curieuse information est démentie dans le numéro du 15 mars 1862.

2. Cf. aussi Monsieur de Talleyrand, du même Sainte-Beuve (p. 112).

3. Un journal allemand précise qu’il s’agit d’un ministre de Napoléon :

« Lassen wir uns wenigstens nicht einschläfern durch den grundlosen Wahn, als sey die Revolution nun ein für allemal zu Ende gebracht, sichere Ruhe aber und langer Frieden vor der Thür. Als Einer von Buonapartes Ministern gleich bey den ersten großen Unglücks-Ereignissen des lehten Krieges sagte : C’est le commencement de la fin ; so war dieß für einen solchen französischen Revolutione-Minister wißig genug. Richtiger aber und der Wahrheit gemäßer in Beziehung auf die ganze Lage von Europa wäre es auch damals gewesen , wię es noch jetzt ist, wenn es hieße : C’est la fin du commencement. »

« Ne nous laissons pas endormir par l’illusion gratuite que la Révolution est terminée une fois pour toutes, et que le calme et une longue paix sont à notre porte. Quand l’un des ministres de Buonaparte [sic], dès les premiers grands malheurs de la dernière guerre, dit : “C’est le commencement de la fin”, c’était assez clair pour un tel ministre de la Révolution française. Mais il eût été plus juste et plus conforme à la vérité, eu égard à la situation générale de l’Europe, de dire alors, comme c’est encore le cas aujourd’hui : C’est la fin du commencement*.

« Ein Wort der Warnung oder das camp de Vertus, beleuchtet von einem Teutschen », Rheinischer Merkur, 2 novembre 1815, p. [3] ; notre trad.

* Cf. la phrase de Winston Churchill prononcée en 1942 : « Now this is not the end. It is not even the beginning of the end. But it is, perhaps, the end of the beginning » (« Maintenant ce n’est pas la fin. Ce n’est pas même le commencement de la fin. C’est, peut-être, la fin du commencement ») [citée dans François Dournon, « Commencement », dans Dictionnaire des mots et formules célèbres et Olivier Millet, « Révolution », 6, dans Dictionnaire des citations].

4. Journal publié en français à Saint-Pétersbourg.

5. Curieusement, on rencontre le plus la formule attribuée à Talleyrand dans des livres néerlandais, par exemple les Rijmelarij, une série de poèmes satiriques de Cornelius Van Marle publiés en 1814. Dans le poème « De Napoleonade », critique des campagnes militaires de l’empereur français et de sa politique expansionniste, Van Marle, fait figurer une note qui dit :

« Het is bekend, dat de Prins van Benevento (Talleirand) de bestendige en voornaamste tegenstrever der heerschzuchtige ontwerpen van Keizer Napoleon, zoo wel als de voorspeller der onafzienbare rampen, die dezelve eindelijk over Frankrijk berokkenen moesten, geweest is. Men verhaalt, hieromtrent, dat de genoemde staatsman, het eerste berigt vernemende der tegenspoeden, die de Fransche wapenen in den jongstverlopen veldtogt getroffen hebben, en verzekerd, dat dezelve de geheele vervulling zijner evengedachte voorzeggingen zouden na zich slepen, op eene kluchtige wijze, gezegd heeft : “Voilà le commencement de la fin. »

« On sait que le prince de Bénévent (Talleirand) a été le principal et le plus ferme opposant aux desseins impériaux de l’empereur Napoléon, ainsi que le révélateur des immenses calamités que ceux-ci allaient finalement provoquer en France. On raconte que lorsque l’homme d’État apprit les premières nouvelles des malheurs qui avaient frappé les armées françaises pendant la dernière campagne, et qu’il fut assuré que ces malheurs allaient entraîner la réalisation complète de ses prophéties imaginées, il dit d’une manière comique : “Voilà le commencement de la fin.” »

Cornelius Van Marle, Rijmelarij, p. 91, n. 30 ; notre trad.

La même année, dans ses Napoleóntische Redevoeringen, Willem Anthony Ockers précise au sujet de Talleyrand :

« Buiten tegenspraak één der geslepenste vernuften van geheel Frankrijk, en doorzult in de geheimen der Statistiek en Diplomatie van het hedendaagsch Europa. Hoe fijn was zijn zeggen bij den aanvang van Napoleons terugtogt uit Duitschland : Voilà le commencement de la fin ! »

« Un des esprits les plus brillants de France, rompu aux secrets de la statistique et de la diplomatie dans l’Europe contemporaine. Quelle belle phrase que celle qu’il prononça au début de la retraite de Napoléon d’Allemagne : Voilà le commencement de la fin ! »

Willem Anthony Ockerse, Napoleóntische Redevoeringen, p. 99, n. ; notre trad.

6. Marc Antoine Désaugiers pour le Journal de Paris (23 août 1815, p. 2).

Sources

  • Boudet (Jacques), Les Mots de l’histoire, Paris, Robert Laffont, DL 1990.
  • Dictionnaire de citations françaises, sous la dir. de Pierre Oster, Paris, Le Robert (coll. « Les Usuels du Robert »), DL 1982.
  • Douglas (Allport), « “The Beginning of the end” », Notes and Queries : A Medium of Inter-communication for Literary Men, Artists, Antiquaries, Genealogists, Etc., 15 mars 1862.
  • Dournon (François), Dictionnaire des mots et formules célèbres, Paris, Dictionnaires Le Robert (coll. « Les Usuels »), DL 1994.
  • Dupré (Paul), Encyclopédie des citations, sous la dir. de Fernand Keller, Paris, Éditions de Trévise, DL 1959.
  • « Ein Wort der Warnung oder das camp de Vertus, beleuchtet von einem Teutschen », Rheinischer Merkur, 2 novembre 1815.
  • Farrer (J. W.), « Talleyrand and Shakspeare », Notes and Queries : A Medium of Inter-communication for Literary Men, Artists, Antiquaries, Genealogists, Etc., 8 novembre 1856.
  • [Fournier_É_1857]
  • Farrer (J. W.), « Beginning of the end », Notes and Queries : A Medium of Inter-communication for Literary Men, Artists, Antiquaries, Genealogists, Etc., 9 novembre 1861.
  • Journal de Paris, 23 août 1815.
  • [Lehodey_de_Saultchevreuil_É_1814]
  • « Mélanges : calendrier de poche de St.-Pétersbourg pour l’année 1814 », Le Conservateur impartial, 13 janvier 1814, p. 20.
  • Millet (Olivier), Dictionnaire des citations, Paris, Librairie générale française (coll. « Le Livre de poche », série « Les Usuels de poche »), DL 1992.
  • Ockerse (Willem Anthony), Napoleóntische Redevoeringen, Amsterdam, Johannes Van der Hey, 1814.
  • Ramage (Craufurd Tait), Beautiful Thoughts From French and Italian Authors, With English Translation and Lives of the Authors, Etc., Liverpool, Edward Howell, 1866.
  • Rat (Maurice), Dictionnaire des locutions françaises, éd. augmentée d’un supplément, Paris, Larousse (coll. « Les Dictionnaires de la langue française »), DL 1979 (éd. 1987).
  • [Read_a_Selection_2021] [consulté le 8 octobre 2024].
  • Sainte-Beuve (Charles Augustin), Nouveaux Lundis, 13 vol., Paris, Michel Lévy frères, 1863-1870.
  • Sainte-Beuve (Charles Augustin), Monsieur de Talleyrand, Paris, Michel Lévy frères, 1870.
  • Shakespeare (William), A Midsommer Nights Dreame : As It Hath Beene Sundry Times Publickely Acted, by the Right Honourable, the Lord Chamberlaine His Servants, Londres, Thomas Fisher, 1600.
  • Shakespeare (William), Le Songe d’une nuit d’été, trad. François-Victor Hugo, Paris, Librio (coll. « Librio »), DL 2008.
  • Van Marle (Cornelius), Rijmelarij, Leyde, J. Van Thoir, 1814.
  • [Variétés_1815]

Mots-clés

Citations vérifiées