Tout ce qui est excessif…

par | Publié le 27.12.2025, mis à jour le 27.12.2025 | Excès

«

Tout ce qui est excessif est insignifiant.

»

Dans Entrez dans l’Histoire, Lorànt Deutsch écrit :

Talleyrand est un homme de la modération. « Tout ce qui est excessif est insignifiant », assène-t‑il. On pourrait le résumer à cet oxymore1, il est l’homme du « réformisme conservateur ».

Lorànt Deutsch, Entrez dans l’histoire, p. 223.

Notre formule est si bien associée à Talleyrand que celui-ci l’« assène » ! Pourtant, elle n’est pas attestée depuis très longtemps. On ne la relève, de manière isolée, qu’en 1900 dans la Revue militaire suisse (!) :

Suivant un mot de Talleyrand, ce qui est excessif est insignifiant […].

« Chronique française », Revue militaire suisse, juin 1900, 45e année, no 6, p. 444.

Elle s’impose véritablement dans les années 1920, soit près de cent ans après la mort du « diable boiteux », sous sa forme actuelle :

Suivant le mot de Talleyrand, tout ce qui est excessif est insignifiant2 […].

Ludovic Naudeau, Les Dessous du chaos russe, p. 56.

Que disent les biographes de ce dernier ?

[…] « Tout ce qui est exagéré est insignifiant », disait-il […].

 

[…] l’homme qui professe que « tout ce qui est exagéré est insignifiant » ?

Jules Bertaut, Talleyrand, p. 101 et 149.

Pour lui échapper, un mot de Talleyrand nous aidera : « Ce qui est exagéré n’a pas de valeur. »

Jean Orieux, Talleyrand, p. 818-819.

Pour une fois, Talleyrand avait négligé de faire application de l’une de ses maximes favorites : ce qui est exagéré n’existe pas.

Georges-Albert Morlot et Jeanne Happert, Talleyrand, p. 794.

Autant de biographes, autant de citations différentes3. C’est ainsi que l’un des plus récents, Charles-Éloi Vial, invite à la prudence4 :

Cette période est aussi celle où l’on retrouve le plus de témoignages de ses fameux bons mots lâchés face à des interlocuteurs fascinés par son esprit acéré. Beaucoup de ces sentences, pleines de cynisme ou d’une grande profondeur, ont fini par passer à la postérité malgré leur origine très douteuse pour certaines, mais l’on ne prête qu’aux riches : « L’esprit sert à tout, mais il ne mène à rien » ; « Tout ce qui est excessif est insignifiant » […].

Charles-Éloi Vial, Talleyrand, p. 143.

Certains écrivains ou scénaristes, parfois historiens, vont jusqu’à construire des dialogues contenant notre formule. Entre Talleyrand et Napoléon :

Sacha Guitry, Le Diable boiteux5.

Entre Talleyrand et Adolphe Thiers :

Peut-être était-il [Thiers] un peu trop exubérant. Il [Talleyrand] lui fit alors remarquer que la démesure n’était pas une bonne méthode :

— Tout ce qui est exagéré est insignifiant, monsieur Adolphe Thiers, lui dit-il.

Michel de Decker, Talleyrand, p. 289.

On peut constater des différences sur la forme de la citation, ce qui, en plus de son attestation tardive, laisse planer de sérieux doutes sur son authenticité. Si l’on s’en tient au fond, l’expression est bien antérieure à Talleyrand, se relevant en 1687 :

Tout ce qui est excessif est vicieux, jusqu’à la vertu, qui cesse d’estre vertu dés qu’elle va aux extrémitez, & qu’elle ne garde point de mesures.

Dominique Bouhours, La Maniére de bien penser dans les ouvrages d’esprit, p. 23.

Cette dernière entre dans un dictionnaire en 17016. L’apparition de notre formule en français semble remonter à une traduction d’Aristote :

De plus il y aura lieu de soustenir,
Que tout ce qui n’est point dans l’excés est un Bien, puis que tout ce qui est excessif & plus grand qu’il ne faut, est un Mal.

Aristote, La Rhetorique en francois, trad. [François Cassandre], liv. I, p. 58.

Une traduction moderne, plus littérale, conserve le fond, mais diffère un peu sur la forme :

Καὶ ὃ μή ἐστιν ὑπερϐολή, τοῦτο ἀγαθόν, ὃ δ᾿ ἂν ᾖ μεῖζον ἢ δεῖ, κακόν.

 

Ce qui n’est pas un excès est un bien, et ce qui est plus grand qu’il ne faudrait est un mal7.

Aristote, Rhétorique, trad. Médéric Dufour, vol. I, I, 6, 1363 a.

En conclusion, Tout ce qui est excessif est insignifiant non seulement n’est sans doute pas de Talleyrand, mais en outre a des origines qui remontent au ive siècle av. J.‑C.

Notes

1. Tout ce qui est excessif est insignifiant n’illustre pas un oxymore, juxtaposition immédiate de deux termes contradictoires, mais une antithèse, opposition de deux concepts dans une phrase.

2. Étonnamment, le même auteur écrira quelques années plus tard :

« Je ne sais plus qui a dit que tout ce qui est excessif est insignifiant. »

Ludovic Naudeau, L’Italie fasciste ou l’Autre Danger, p. 30.

3. Les biographies de Talleyand antérieures à 1945 ne mentionnent d’ailleurs pas « sa » formule.

4. Cf. aussi « Insignifiant », dans Dictionnaire de l’Académie française [en ligne], 9e éd.

5. Cf. aussi le livre éponyme de Guitry, sorti la même année.

6. D’abord sous la forme d’une citation dans le Dictionnaire universel… (« Excessif, ive ») d’Antoine Furetière, puis sous la forme raccourcie d’un proverbe dans le Dictionnaire de l’Académie françoise (« Excessif, ive »).

7. C’est assez proche de la première traduction française, de Jean Du Sin :

« D’avantage, ce qui ne passe point mesure, est Bien, & cela mal, ou il y a du trop. »

Aristote, Les Trois Livres de la Retorique, liv. I, p. 51.

Cf. aussi Quintilien :

« Indecorum est super haec omne nimium […]. »

En outre, tout ce qui est excessif est contraire à la bienséance […].

Quintilien, Institution oratoire, XI, i, 91.

Et Hippocrate :

« […] καὶ πᾶν τὸ πολὺ τῇ φύσει πολέμιον […]. »

« […] et partout l’excès est l’ennemi de la nature* […]. »

Hippocrate, Aphorismes, trad. Émile Littré, II, 51.

* « […] car tout ce qui est excessif est contraire à la nature […] » (loc. cit.) pour Charles Daremberg. La première traduction française, par Jean Brèche, propose : « […] & tout ce qui est par trop, est ennemy & contraire à nature […] » (loc. cit.).

Sources

  • Académie française, Dictionnaire de l’Académie françoise, éd. Nicolas-Joseph Sélis, Jean-Baptiste-Modeste Gence et Simon-Jérôme Bourlet de Vauxcelles, éd. revue, corrigée et augmentée par l’Académie elle-même, 5e éd., 2 vol., Paris, J. J. Smits et Cie, 1798.
  • Académie française, Dictionnaire de l’Académie française [en ligne], Académie française, [2024] [consulté le 24 décembre 2025].
  • Aristote, Les Trois Livres de la Retorique, trad. [Jean Du Sin], Paris, David Douceur, 1608.
  • Aristote, La Rhetorique en francois, trad. [François Cassandre], Paris, Louis Chamhoudry, 1654.
  • Aristote, Rhétorique, éd. et trad. Médéric Dufour, 2 vol., Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 1960.
  • Bertaut (Jules), Talleyrand, Lyon, H. Lardanchet (coll. « Histoire et mémoires ), DL 1945.
  • Bouhours (Dominique), La Maniére de bien penser dans les ouvrages d’esprit : dialogues, Paris, Veuve de Sébastien Mabre-Cramoisy, 1687.
  • Decker (Michel de), Talleyrand : les beautés du diable, Paris, Belfond (coll. « La Vie amoureuse »), DL 2003.
  • Deutsch (Lorànt), Entrez dans l’histoire : de Vercingétorix à Marie Curie, Neuilly-sur-Seine, Michel Lafon / [Paris], M6 éditions, DL 2024 ; Entrez dans l’histoire, vol. III.
  • Furetière (Antoine), Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les Termes des sciences et des arts, éd. Henri Basnage de Beauval, 2de éd., revue, corrigée et augmentée, La Haye/Rotterdam, Arnoud et Reinier Leers, 1701.
  • Guitry (Sacha), Le Diable boiteux : scènes de la vie de Talleyrand, [Paris], Éditions de l’Élan, impr. 1948.
  • Guitry (Sacha), Le Diable boiteux [film], France, Union cinématographique lyonnaise, [1948].
  • Hippocrate, Les Aphorismes, trad. Jean Brèche, Paris, Jacques Keruer, 1550.
  • Hippocrate, Aphorismes, éd. et trad. Émile Littré, Paris, J.-B. Baillière, 1844.
  • Hippocrate, « Le Serment » ; « La Loi » ; « De l’art » ; « Du médecin » ; « Prorrhétiques » ; « Le Pronostic » ; « Prénotions de Cos » ; « Des airs » ; « Des eaux et des lieux » ; « Épidémies » , livres I et III ; « Du régime dans les maladies aiguës » ; « Aphorismes » ; Fragments de plusieurs autres traités, trad., Charles Daremberg, Paris, Charpentier, Fortin, Masson et Cie, 1844.
  • Morlot (Georges-Albert) et Happert (Jeanne), Talleyrand : une mystification historique, Paris, Henri Veyrier (coll. « Kronos »), DL 1991.
  • Naudeau (Ludovic), Les Dessous du chaos russe, Paris, Hachette, cop. 192[0].
  • Naudeau (Ludovic), L’Italie fasciste ou l’Autre Danger, Paris, Ernest Flammarion, cop. 1927.
  • Orieux (Jean), Talleyrand ou le Sphinx incompris, Paris, Flammarion, DL 1970.
  • Quintilien, Institution oratoire, éd. et trad. Jean Cousin, 7 vol., Paris, Les Belles Lettres (« Collection des universités de France »), 1975-1980.
  • Vial (Charles-Éloi), Talleyrand : la puissance de l’équilibre [PDF], Paris, Perrin/Bibliothèque nationale de France (coll. « Bibliothèque des illustres »), DL 2025.

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