Quand je me regarde…
«
Quand je me regarde, je me désole. Quand je me compare, je me console.
»
Cet aphorisme plein d’esprit est souvent attribué à Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, sous cette forme1 ou sous une forme un peu différente :
Quand je me contemple, je m’inquiète ; quand je me compare, je me rassure.
Talleyrand (1754-1838).
Maurice Maloux, « Moi », dans Dictionnaire de l’humour et du libertinage.
Il apparaît sous l’aspect d’un dialogue entre Talleyrand et le médecin et philosophe Paul-Joseph Barthez dans L’Esprit de M. de Talleyrand :
— Vous croyez donc valoir beaucoup ? disait un jour M. de Talleyrand à Barthez.
— Très peu, quand je me considère, répondit Barthez ; beaucoup quand je me compare.
« M. de Talleyrand et ses contemporains », 13, dans L’Esprit de M. de Talleyrand, p. 83.
L’aphorisme se transforme en une réponse pleine d’esprit qui, point important, n’est pas faite par Talleyrand mais par Barthez, le premier se contentant de poser la question. Ce dialogue semble attesté depuis 1858, date à laquelle il a été rapporté dans le Journal des connaissances médico-chirurgicales (« Variétés : anecdotes médicales », no 10, p. 279). Cependant, on le relève dès 1840, sous une forme qui n’a plus rien à voir avec un aphorisme :
Un jour qu’il était chez M. de Périgord, dans une société nombreuse de prélats et de seigneurs de la province qui tenaient les états, et dans laquelle se trouvait, par parenthèse, un jeune abbé devenu depuis si célèbre sous le nom de prince de Talleyrand, l’archevêque de Narbonne voulut le plaisanter doucement sur cette réputation juste ou calomnieuse. Quoique le trait fût accompagné de toute la grâce possible, Barthez en sentit toute la portée, et il se hâta de l’arrêter avant que l’agacerie ne tournât en raillerie : « Ceux qui parlent de mon orgueil, dit-il, ne m’ont pas toujours vu. Quand je pense, seul, à la science en général, et surtout à celle que je cultive spécialement, je me sens confondu, humilié, et je me prosterne. Mais, quand je suis à la Faculté ou dans d’autres lieux de réunion, je me compare… et alors je ne tarde guère à me consoler et à me redresser. » — Tous ces mots furent accompagnés d’un jeu très-expressif.
Jacques Lordat, « Première leçon du cours de physiologie : de 1838 à 1839 », Journal de la Société de médecine-pratique de Montpellier, vol. I, p. 223-224.
À partir de 1771, Barthez a été le médecin de Gabriel-Marie de Talleyrand-Périgord2, oncle de Charles-Maurice, qui est devenu abbé en 1775. C’est dans ces années que la rencontre entre Talleyrand et Barthez ainsi que l’échange qui s’en est ensuivi auraient eu lieu, soit environ soixante ans avant la première attestation de son récit, ce qui peut provoquer des doutes sur son authenticité. D’autant plus qu’un semblable dialogue apparaît dès 1819, opposant cette fois le cardinal Jean Siffrein Maury à Michel, comte Regnault de Saint-Jean-d’Angély :
Un jour M. le comte Regnault de Saint-Jean-d’Angely témoignait au cardinal Maury son indignation de lui voir prendre le titre d’éminence. Je ne suis rien, quand je me considère, lui répondit le prélat ; mais je suis beaucoup, quand je me compare. Ce mot est plein de sens.
J. P. B., « Variétés : le péché des ultrà-monarchiques », dans Lettres normandes, vol. VII, no 7, p. 261.
D’après Jean-Joseph-François Poujoulat, l’échange se serait produit en 1806, soit seulement treize ans avant qu’il soit relaté (Le Cardinal Maury, p. 270). Si l’on ajoute le fait que la réponse de Maury est plus proche de notre aphorisme, on pourrait considérer celui-ci comme son véritable auteur3.
Qu’en est-il de la formule moderne ? On la relève en 1934 chez Paul De Vuyst4 dans un journal polonais intitulé Pani Domu (« La Maîtresse de maison ») :
Mogłyśmy stwierdzić, że wiele polskich szkół pod względem pedagogicznym nie stoi niżej od niemieckich : « Quand je m’examine, je me désole, quand je me compare, je me console », mówił na kongresie P. de Vuyst. Te słowa stosują się też do nas.
Nous avons pu constater que de nombreuses écoles polonaises ne sont pas inférieures aux écoles allemandes en matière de pédagogie : « Quand je m’examine, je me désole, quand je me compare, je me console », a déclaré P. de Vuyst lors du congrès. Ces mots s’appliquent également à nous.
Maria Strasburger, « Co wyniosłyśmy z Międzynarodowej Wystawy Kształcenia Gospodarczego w Berlinie », Pani Domu, 8e année, no 11, p. 253-256 ; notre trad.
Notre citation trouve ainsi son aboutissement avec le parfait équilibre de ses propositions (neuf syllabes chacune) et la rime interne. Elle se manifestera peu dans les décennies qui suivent5 avant de s’imposer à la fin du xxe siècle.
Concluons en signalant que cet aphorisme prend le contre-pied d’une maxime paulinienne : « Que chacun examine sa propre conduite et alors il trouvera en soi seul et non dans les autres l’occasion de se glorifier ; car tout homme devra porter sa charge personnelle » (Gal., vi, 4). André Viard la commente ainsi : « La fausse estime de soi vient souvent de la comparaison que l’on fait de soi-même avec le prochain. On voit facilement les défauts de celui-ci ; on oublie les siens propres pour ne s’arrêter qu’aux vertus que l’on croit posséder » (Saint Paul, p. 120). Et Gérard Therrien, renvoyant à l’Évangile de Luc (Lc, xviii, 9-14), où un Pharisien se compare fièrement aux autres, de convoquer la phrase : « “Quand je me regarde, je me désole ; quand je me compare, je me console” »[,] dit la sagesse populaire » (Le Discernement dans les écrits pauliniens, p. 122, n. 2).
Notes
1. Louis Thomas et Christophe Noël, « Addenda (2022) », 55, dans L’Esprit de M. de Talleyrand, p. 82. Cet ouvrage se contente de reprendre l’édition de Louis Thomas de 1909 en lui ajoutant des citations non vérifiées.
2. Adelphe Espagne, « Notes du traducteur », dans Paul-Joseph Barthez, « Discours académique sur le principe vital de l’homme », Mémoires de la section de médecine (Académie des sciences et lettres de Montpellier), 1858-1862, vol. III, p. 495, n. b.
3. La citation est parfois attribuée à Auguste de Villiers de L’Isle-Adam. En fait, celui-ci l’a juste reproduite en épigraphe d’un récit de ses Contes cruels, sans attribution (« Sentimentalisme », p. 155).
4. Paul De Vuyst (1863-1950), docteur en droit et ingénieur agricole, a été directeur général au ministère de l’Agriculture et délégué de la Belgique à l’Institut international d’agriculture de Rome. Il s’est exprimé à l’occasion du Ve Congrès international pour l’enseignement ménager à Berlin.
5. Cf. Michel d’Haëne, Au carrefour de la vie, p. 148.
Sources
- B. (J. P.), « Variétés : le péché des ultrà-monarchiques », dans Lettres normandes, ou Correspondance politique et littéraire, 23 octobre 1819, vol. VII, no 7, p. 259-266.
- Barthez (Paul-Joseph), « Discours académique sur le principe vital de l’homme », Mémoires de la section de médecine (Académie des sciences et lettres de Montpellier), 1858-1862, vol. III, p. 457-500.
- Bible de Jérusalem (La), trad. sous la dir. de l’École biblique de Jérusalem, nouvelle éd. revue et corrigée, [Paris], Pocket (coll. « Pocket »), DL 1998.
- Bibliothèque municipale de Lyon, « citation (1/4) », dans Le Guichet du savoir [en ligne], Le Guichet du savoir, 2011 [consulté le 25 février 2025].
- Cwiertka (Katarzyna), « Propagation of Nutritional Knowledge in Poland, 1863-1939 », dans International Commission for Research into European Food History, Order and Disorder : The Health Implications of Eating and Drinking in the Nineteenth and Twentieth Centuries, actes du cinquième symposium de l’International Commission for Research into European Food History, Aberdeen, 1997, sous la dir. d’Alexander Fenton, East Linton, Tuckwell, cop. 2000, p. 96-111.
- Déclinologue (Le), « “Quand je me considère je me désole, quand je me compare je me console” : petite enquête bibliographique sur une citation mal attribuée », dans Dernière Gerbe [en ligne], Dernière Gerbe, 2014 [consulté le 24 février 2025].
- Dournon (François), Dictionnaire des mots et formules célèbres, Paris, Dictionnaires Le Robert (coll. « Les Usuels »), DL 1994.
- Esprit de M. de Talleyrand (L’) : anecdotes et bons mots, éd. Louis Thomas, Paris, Les Bibliophiles fantaisistes, 1909.
- Guerlac (Othon), Les Citations françaises : recueil de passages célèbres, phrases familières, mots historiques, Paris, Armand Colin, 1931.
- Haëne (Michel d’), Au carrefour de la vie, Paris, Collection Semailles, [1954].
- Lordat (Jacques), « Première leçon du cours de physiologie : de 1838 à 1839 », Journal de la Société de médecine de Montpellier, 1840, vol. I, p. 199-229.
- Maloux (Maurice), Dictionnaire de l’humour et du libertinage, Paris, Albin Michel, DL 1983.
- Maury (Jean Siffrein), Correspondance diplomatique et mémoires inédits du cardinal Maury (1792-1817), éd. Antoine Ricard, 2 vol., Lille, Desclée/De Brouwer & Cie, 1891.
- Noël (Léon), Énigmatique Talleyrand, Paris, Fayard, cop. 1975.
- Nouveau Dictionnaire des Belges (Le), sous la dir. d’Yves-William Delzenne et Jean Houyoux, [Bruxelles], Le Cri, impr. 1998.
- Poujoulat (Jean-Joseph-François), Le Cardinal Maury : sa vie et ses œuvres, Paris, J. Vermot, 1855.
- Strasburger (Maria), Enseignement ménager en Pologne, Varsovie, Księgarnia Rolnicza, 1933.
- Strasburger (Maria), « Co wyniosłyśmy z Międzynarodowej Wystawy Kształcenia Gospodarczego w Berlinie », Pani Domu, 1934, 8e année, no 11, p. 253-256.
- Therrien (Gérard), Le Discernement dans les écrits pauliniens, Paris, J. Gabalda et Cie (« Collection d’études bibliques »), 1973.
- Thomas (Louis) et Noël (Christophe), L’Esprit de M. de Talleyrand : anecdotes, bons mots, citations, Paris, Books on Demand, DL 2022.
- « Variétés : anecdotes médicales », Journal des connaissances médico-chirurgicale, 15 mai 1858, no 10, p. 279-280 ; Revue de thérapeutique médico-chirurgicale.
- Viard (André), Saint Paul : Épître aux Galates, Paris, J. Gabalda et Cie, DL 1964.
- Villiers de L’Isle-Adam (Auguste de), Contes cruels, Paris, Calmann-Lévy, 1883.
- Vivent (Jacques), Monsieur de Talleyrand intime, Paris, Hachette, DL 1963.
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