Vous aurez beau faire…
«
Vous aurez beau faire, Monsieur, dit la jolie marquise, vous n’aurez jamais mon cœur… — Je ne visais pas si haut, Madame.
»
Ce mot d’esprit grivois, prêté à Molière, au marquis de Cœuvres, à Voltaire ou à Victor Hugo, témoigne de la négligence, voire de la paresse, de certains écrivains qui nous gratifient de citations sans aucune garantie d’authenticité.
L’attribution à Molière est récente (dans les années 2010). On ne sait d’ailleurs pas toujours si le dialogue est imaginé par le dramaturge ou si c’est un propos que ce dernier aurait lui-même prononcé. Pour Vincent Delmas et Sergio Gerasi, les auteurs de la bande dessinée Molière, le dramaturge adresse notre bon mot à une femme qu’il tente de séduire. Aucune source historique n’atteste cet épisode.
Vincent Delmas et Sergio Gerasi, Molière, vol. II (« Le scandale Tartuffe »), p. 16.
Un ouvrage plus ancien relate l’anecdote et en crédite le marquis de Cœuvres, vraisemblablement Victor Marie d’Estrées (1660-1737).
« Vous aurez beau faire, dit la petite Mme de Blionne au Marquis de Cœuvres, vous n’aurez jamais mon cœur.
— Madame, répliqua celui-ci avec une feinte modestie, je ne visais pas si haut.
— Sachez, Monsieur l’impertinent, reprit Mme de Blionne, que, quelque [sic] soit le niveau de vos visées, il faut toujours chez moi prendre le chemin du cœur pour y parvenir. »
C’était en mil sept cent et quelque1 [sic]…
Hector Talvart, Réflexions morales sur la mode, l’amour et l’épiderme des femmes, p. [20].
Cette histoire, à la syntaxe et à la datation approximatives, n’est confirmée par aucun autre ouvrage.
C’est dans sa pièce de théâtre Le Partage que Lorraine Lévy2 fait de Voltaire le protagoniste de notre dialogue :
Max
Écoute, Antoine, je vais te raconter une histoire, et tu la comprendras peut-être puisqu’elle n’est pas de moi. Voilà : Voltaire courtisait une perruche de la Cour. Vos beaux yeux ceci, vos petits pieds cela, bref. Jusqu’au jour où la fille lui glousse dans l’oreille : « Ah, monsieur, vous n’aurez jamais mon cœur. » Et tu sais ce que Voltaire a répondu ?
Antoine
Non.
Max
« Mais je ne visais pas si haut, madame. Je ne visais pas si haut. »
Antoine
Et alors ?
Max
Alors, on peut être un homme de cœur et d’esprit et avoir envie d’une femme, juste pour le plaisir des corps.
Lorraine Lévy, Le Partage, p. 50-51.
Là encore, on se demande d’où vient cette référence à Voltaire…
Le meilleur est pour la fin, avec la convocation de Victor Hugo par Stéphane Bern, lequel ne cite évidemment aucune source.
Victor Hugo, homme aux « mille » maîtresses, assis à côté d’une jeune femme ravissante, lui faisait une cour empressée. Cette dernière, voulant y couper court, risqua ces mots :
« Mais, Maître, mon cœur est pris.
— Mais, madame, je ne visais pas si haut3. »
Stéphane Bern, Piques et répliques de l’Histoire, p. 13.
La réalité semble plus prosaïque. Le dialogue susmentionné apparaît en 1894 sous la plume d’un mystérieux Nain jaune, qui n’est autre que l’un des nombreux pseudonymes de Pierre Louis Adrien Lefort, plus connu sous le nom de Robert Charvay :
Flirt.
La jeune personne. — N’insistez pas, monsieur Gaston ; mon cœur ne saurait être à vous… Il appartient à un autre…
Le monsieur. — Mais, mademoiselle… je ne visais pas si haut !
Robert Charvay, « Nouvelle à la main », L’Écho de Paris, 21 avril 1894, p. 1.
Notes
1. Dans La Femme, cette inconnue… (p. 131-135), Talvart est beaucoup plus vague. La scène se passe au xviiie siècle, et les personnages ne sont pas nommés.
2. Rien ne se perdant, son célèbre frère, Marc Levy, utilisera lui aussi cet échange dans son best-seller Et si c’était vrai… : « George, mon cœur n’est pas à prendre. — Je ne visais pas si haut, ma chère ! — C’est de toi, ça ? Non ! » (p. 207-208).
3. Olivier Clodong reprend l’historiette, mais inverse les noms des personnages, si bien qu’on ne comprend plus rien à la discussion (« À la fin de l’envoi, je touche ! », p. 61).
Sources
- Bern (Stéphane), Piques et répliques de l’histoire, Paris, Albin Michel, DL 2017.
- Bibliothèque municipale de Lyon, « Cette citation est-elle de Molière ou de Voltaire ? », dans Le Guichet du savoir [en ligne], Le Guichet du savoir, 2022 [consulté le 17 avril 2023].
- Charvay (Robert), « Nouvelle à la main », L’Écho de Paris, 21 avril 1894.
- Clodong (Olivier), « À la fin de l’envoi, je touche ! » : histoire, cinéma, politique, littérature ; les répliques qui tuent, Paris, Librio (coll. « Librio »), DL 2017.
- Delmas (Vincent) et Gerasi (Sergio), Molière, 3 vol., Grenoble, Glénat, DL 2022-2023.
- « Extrait du registre des actes de naissance du 1er arrondissement français de Paris », no 6685/75, Préfecture du département de la Seine, 7 mars 1856.
- Lévy (Lorraine), Le Partage, [Paris], Point hors ligne, 1991.
- Lévy (Marc), Et si c’était vrai…, Paris, Robert Laffont (coll. « Best-sellers »), cop. 2000.
- Molière, « Vous aurez beau faire, Monsieur, dit la jolie marquise, vous n’aurez jamais mon cœur… — Je ne visais pas si haut, Madame », Citation du jour [en ligne], Ouest-France, s. d.
- Molière, Œuvres complètes, éd. Félix Lemaistre, nouvelle éd., 3 vol., Paris, Garnier frères, impr. 1913-1914.
- Molière, Œuvres complètes, sous la dir. de Georges Forestier et Claude Bourqui, éd. Edric Caldicott, Alain Riffaud et Anne Piéjus, 2 vol., [Paris], Gallimard, DL 2010.
- Qui êtes-vous ? : annuaire des contemporains, notices biographiques, Paris, G. Ruffy, 1924.
- Talvart (Hector), Réflexions morales sur la mode, l’amour et l’épiderme des femmes, Paris, Henry Goulet, 1926.
- Talvart (Hector), La Femme, cette inconnue… : essais sur l’amour et la sexualité, [Bordeaux], Delmas, cop. 1938.
Mots-clés