On n’a pas deux cœurs…
«
On n’a pas deux cœurs, un pour les hommes l’autre pour les animaux, on a du cœur ou on n’en a pas.
»
Cette citation est abondamment utilisée par les défenseurs des bêtes. C’est ainsi que Matthieu Ricard l’a placée en épigraphe de son livre Plaidoyer pour les animaux. Rien d’étonnant… Alphonse de Lamartine, en raison de son éducation maternelle, a en effet développé une grande sensibilité pour les animaux.
Ma mère était convaincue, et j’ai comme elle cette conviction, que tuer les animaux pour se nourrir de leur chair et de leur sang est une des infirmités de la condition humaine ; que c’est une de ces malédictions jetées sur l’homme soit par sa chute soit par l’endurcissement de sa propre perversité.
[…]
Je ne vécus donc jusqu’à douze ans, que de pain, de laitage, de légumes et de fruits.
Alphonse de Lamartine, Les Confidences, 1849, p. 91-94.
Une telle compassion s’exprime aussi dans sa poésie, où il s’en prend aux hommes et à leur cruauté :
Par un crime envers Dieu, dont frémit la nature,
Ils demandent au sang une autre nourriture ;
Dans leur cité fangeuse il coule par ruisseaux !
Les cadavres y sont étalés en monceaux.
Ils traînent par les pieds, des fleurs de la prairie,
L’innocente brebis que leur main a nourrie,
Et sous l’œil de l’agneau l’égorgeant sans remord
Ils savourent leurs chairs et vivent de la mort !
Alphonse de Lamartine, « Septième vision », La Chute d’un ange, vol. II, p. 12-13.
Si ces extraits témoignent en faveur de l’attribution de notre citation à Lamartine, celle-ci est pourtant introuvable dans son œuvre. Pis, ce n’est qu’en 1921 qu’elle est formellement attribuée au poète, soit cinquante-deux ans après sa mort !
L’homme n’a pas deux cœurs — a déclaré Lamartine — l’un, mauvais pour les animaux, et l’autre, bon pour ses semblables. Entre la cruauté envers l’homme et la cruauté envers l’animal, il n’y a de différence que la victime.
Louis Marsolleau, « “In anima vili” », L’Éclair, 20 avril 1921, p. 3.
En fait, seule la seconde partie de ce texte est bien de Lamartine, quoiqu’elle ait subi une déformation :
De la brutalité envers l’animal à la férocité envers l’homme, il n’y a que la différence de la victime.
Alphonse de Lamartine, « Lettre de M. de Lamartine à la Société protectrice des animaux, 25 juin 1858, cité dans Henry d’Audigier, « Chronique », La Patrie, 29 juin 1858, p. [2].
Mais alors, de qui est la première partie ? D’Émile Lefèvre, membre de la Société protectrice des animaux de Paris et contemporain de Lamartine :
L’homme n’a pas deux cœurs, l’un bon pour ses semblables, l’autre dur pour les animaux ; l’homme n’a pas deux esprits, l’un clairvoyant et désintéressé, l’autre myope et étroit.
Émile Lefèvre, Tous les oiseaux sont utiles, Librairie agricole de la Maison rustique, 1869, p. 27.
La citation sur les deux cœurs, un pour les hommes, l’autre pour les animaux, ressurgira dans le courant du xxe siècle et sera attribuée sous différentes formes à Émile Germain Sée, président de la Ligue de protection du cheval, Blaise Pascal (!) et finalement Lamartine. Comme ce dernier défendait les animaux et, surtout, a acquis une renommée internationale, les sociétés de protection animale la lui attribuent bien volontiers. On ne prête qu’aux riches !
Sources
- « À tous ceux qui ont des Animaux », L’Écho rochelais, 3 octobre 1931, p. 1.
- Bibliothèque municipale de Lyon, « Citation Lamartine », dans Le Guichet du savoir [en ligne], Le Guichet du savoir, 2019 [consulté le 28 décembre 2022].
- « grave et douloureux problème animal (Le) », Gazette de Biarritz, 20 avril 1939, p. 1.
- Lamartine (Alphonse de), « Lettre de M. de Lamartine à la Société protectrice des animaux », 25 juin 1858, cité dans Henry d’Audigier, « Chronique », La Patrie, 29 juin 1858.
- Lamartine (Alphonse de), Œuvres complètes de Lamartine, publiées et inédites, 41 vol., Paris, Auteur, 1860-1866.
- Lamartine (Alphonse de), Œuvres poétiques, éd. Marius-François Guyard, [Paris], Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), DL 1982.
- Lamartine (Alphonse de), Correspondance inédite d’Alphonse de Lamartine, éd. Christian Croisille et Marie-Renée Morin, 2 vol., Clermont-Ferrand, Centre de recherches révolutionnaires et romantiques de l’Université Blaise-Pascal (coll. « Cahiers d’études sur les correspondances du xixe siècle »), Centre de recherches révolutionnaires et romantiques de l’université Blaise-Pascal, 1996.
- Lefèvre (Émile), Tous les oiseaux sont utiles : leur destruction diminue la fortune publique, Paris, Librairie agricole de la Maison rustique, 1869.
- Marsolleau (Louis), « “In anima vili” », L’Éclair, 20 avril 1921, p. 3.
- Ricard (Matthieu), Plaidoyer pour les animaux : vers une bienveillance pour tous [ePub], [Paris], Allary éditions, DL 2014.
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